Lorsque la crue survint, Naog en fut averti un peu à l’avance : le premier torrent qui franchit le détroit de Bab el-Mandeb fit rapidement monter le niveau de la mer Salée dont les eaux se répandirent dans les chenaux des Derkus quelques heures avant que l’océan ne s’élance pour de bon et qu’une muraille liquide de plusieurs dizaines de mètres de haut ne ravage le bassin de la mer Rouge. Le temps que le flot atteigne l’embarcation de Naog, elle avait été hermétiquement bouclée, avec à son bord une cargaison de graines et de vivres, les deux femmes de Naog et leurs enfants, et les trois esclaves qui l’avaient aidé à fabriquer le bateau ainsi que leurs familles. Les vagues bouillonnantes les ballottèrent sans merci, l’arche fut fréquemment submergée, mais elle tint bon, et ils finirent par toucher terre non loin de Gibeil, à la pointe méridionale de la péninsule du Sinaï.
Pendant une courte période, ils s’installèrent dans la vallée d’El Qa qu’ils cultivèrent, à l’ombre des monts du Sinaï ; ils racontaient à tous les gens de passage que Dieu avait envoyé une crue pour anéantir le peuple indigne des Derkus et qu’eux-mêmes avaient seuls survécu parce que Dieu avait montré l’avenir à Naog. Mais bientôt Naog se fit berger nomade et répandit son histoire partout où il se rendait. Comme Kemal l’avait prévu, ce récit, avec son interprétation anti-urbaine, eut une immense influence en ce qu’il retint les hommes de se regrouper en grandes communautés, noyaux de futures cités.
On y trouvait aussi un puissant élément d’opposition aux sacrifices humains, car le propre père de Naog avait été offert au dieu crocodile des Derkus alors que son fils faisait son voyage initiatique ; le redoutable dieu des tempêtes et des mers, Naog en était persuadé, avait balayé les Derkus à cause de leur coutume de jeter des victimes vivantes au grand crocodile, représentant leur dieu, qu’ils capturaient chaque année après la saison des inondations. En un sens, ce lien entre les sacrifices humains et l’édification des cités fut fâcheux car, bien des générations plus tard, lorsque des hérétiques rejetèrent l’antique sagesse de Naog et se mirent à construire des villes, ils rétablirent du même coup les anciennes pratiques sacrificielles. À long terme, cependant, les idées de Naog prévalurent : dans tous les pays où circulait son récit, même ces sociétés qui immolaient des êtres humains à leurs dieux sentaient obscurément qu’elles commettaient là un acte mauvais et dangereux, et elles finirent par considérer cette tradition tout d’abord comme barbare, puis comme une indicible atrocité.
Kemal avait exhumé l’Atlantide, il avait retrouvé l’homme à la base des personnages de Ziusudra, d’Uta-napishtim et de Noé. Son rêve d’enfance s’était réalisé ; il avait tenu le rôle de Schliemann et fait la plus grande découverte de tous les temps. Le reste n’était plus à ses yeux que tâche de gratte-papier.
Il se retira du projet, mais ne quitta pas l’Observatoire et bricola un peu dans divers travaux où il se lança à la va-vite ; mais, surtout, il appliqua son énergie à élever sa famille. Puis, peu à peu, à mesure que ses enfants grandissaient, ses efforts jusque-là décousus prirent forme et devinrent plus intenses. Il avait trouvé un sujet d’étude d’envergure : découvrir pourquoi les civilisations naissent. De son point de vue, toutes celles qui avaient succédé à l’Atlantide dans l’ancien monde se rattachaient à cet ancêtre unique. L’idée de cité préexistait chez les Egyptiens, les Sumériens, les peuples de l’Indus et même les Chinois, parce que l’histoire de l’âge d’or d’Atlantis avait connu une immense diffusion.
La seule civilisation à s’être développée sans substrat antérieur, sans l’influence de l’Atlantide, se situait dans les Amériques, où le récit de Naog n’était pas parvenu, sauf sous forme de légende par le biais des rares marins qui avaient franchi la barrière de l’océan. Le pont de terre de Béring était sous les eaux depuis dix générations quand le bassin de la mer Rouge avait été englouti. Il avait fallu dix mille ans après la tragédie d’Atlantis pour voir émerger une civilisation chez les Olmèques, dans les régions marécageuses des rivages méridionaux du golfe du Mexique. Le nouveau projet de Kemal consistait à étudier les différences entre Olmèques et Atlantes et, en repérant les éléments communs, à déterminer la nature réelle de la civilisation : pourquoi elle naissait, ce qui la constituait et comment les hommes passaient de la communauté tribale à l’existence citadine.
Il avait une petite trentaine lorsqu’il lança son projet Origines. Il avait presque quarante ans quand il apprit l’existence du projet Colomb et qu’il alla trouver Tagiri pour lui proposer le résultat de ses recherches.
Juba était, comme bien d’autres, une de ces villes agaçantes dont les habitants essayaient de donner l’impression qu’ils n’avaient jamais entendu parler de l’Europe. Le Train du Nil déposa Kemal dans une gare aussi moderne que les autres, mais, lorsqu’il mit le pied dehors, il se retrouva au milieu de huttes d’herbe et de murets de boue séchée, sur une route en terre, entouré d’enfants nus qui couraient en tous sens et d’adultes à peine mieux vêtus. Si le but de l’opération était de faire croire au visiteur qu’il avait reculé dans le temps jusqu’à une époque primitive, c’était réussi, du moins l’espace d’un instant. Les maisons ouvertes à tous les vents ne pouvaient évidemment disposer de l’air conditionné, et leurs postes d’énergie ainsi que leurs capteurs solaires devaient être bien cachés car Kemal n’en voyait nulle part. Pourtant, il le savait, ils étaient quelque part, et pas très loin, de même que le système d’épuration de l’eau et les paraboles pour le satellite ; ces enfants nus allaient dans une école propre, moderne, et ils se servaient d’un équipement informatique dernier cri ; la nuit, les jeunes femmes à la poitrine découverte et les jeunes hommes chaussés de tongs allaient, pour certains, voir les plus récentes vidéos, danser au rythme des mêmes musiques à la mode à Récite, à Madras et à Semarang. Et surtout, quelque part – probablement en sous-sol – se trouvait un des principaux centres de l’Observatoire du temps qui abritait à la fois le projet sur l’esclavage et le projet Colomb.
Alors pourquoi cette comédie ? Pourquoi vivre dans un musée qui reconstituait une époque ou l’existence était violente, bestiale et brève ? Kemal appréciait le passé autant que quiconque, mais il n’avait nul désir d’y vivre et ressentait parfois une vague répugnance à l’égard de ceux qui refusaient leur propre époque et obligeaient leurs enfants à grandir en membres d’une tribu primitive. Il s’imagina en Turc primitif, tenu de boire du lait de jument fermenté ou, pis, du sang de cheval, d’habiter dans une yourte et de s’entraîner à l’épée pour acquérir la compétence de faire sauter la tête d’un homme d’un seul coup sans descendre de sa monture. Qui voudrait se retrouver en une époque aussi horrible ? L’étudier, d’accord, se rappeler ses grandes réalisations, mais surtout pas mener l’existence de ces gens ! Les citoyens de Juba d’il y avait deux cents ans s’étaient empressés de se débarrasser de leurs huttes d’herbe pour bâtir des maisons à l’européenne. Ils savaient, eux ! Ceux qui avaient dû vivre dans des huttes n’avaient éprouvé aucun regret à les abandonner.
Néanmoins, par-delà la mascarade, il repéra quelques concessions à la vie moderne ; par exemple, alors qu’il se tenait sous le porche de la gare de Juba, une camionnette s’arrêta devant lui. Se penchant vers lui, la jeune conductrice demanda :