Kemal étendit la natte par terre et y prit place. Hassan partagea celle de sa fille, au deuxième rang.
« L’esclavage… reprit Kemal. Il y a eu bien des façons d’asservir les hommes. Les serfs étaient liés à la terre ; les tribus nomades adoptaient parfois des prisonniers ou des étrangers et en faisaient des membres de seconde classe de la tribu qui n’avaient pas la liberté de la quitter ; la chevalerie a commencé comme une espèce de mafia, la dignité en plus, parfois même comme un racket à la protection, et une fois qu’on avait accepté un suzerain, on était à ses ordres. Dans certaines cultures, on gardait les rois renversés en captivité, où ils avaient des enfants, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants à qui on ne faisait jamais de mal mais qui n’avaient pas le droit de s’en aller. Des populations entières ont été vaincues et forcées de travailler sous la férule de dirigeants étrangers, de payer à leurs maîtres des tributs exorbitants ; pillards et pirates ont pris des otages pour en tirer rançon ; poussés par la faim, des gens se sont volontairement asservis ; des prisonniers ont été condamnés aux travaux forcés. Toutes ces formes de soumission sont apparues dans de nombreuses cultures, mais rien de tout cela n’est à proprement parler de l’esclavage.
— Selon une définition restreinte, d’accord, fit Tagiri.
— L’esclavage, c’est quand un être humain devient propriété ; quand on a le loisir d’acheter et de vendre, non seulement la force de travail de quelqu’un, mais son corps et jusqu’aux enfants qu’il peut avoir. Quand une personne est un bien meuble, de génération en génération. » Kemal regarda son public à l’expression encore distante. « Vous le savez tous, j’en ai bien conscience. Mais ce dont vous n’avez pas l’air de vous rendre compte, c’est que l’esclavage n’était pas inévitable. Il a été inventé, à une époque et en un lieu bien précis. Nous savons quand et où le premier homme est devenu propriété. Ça s’est passé en Atlantide, le jour où une femme a eu l’idée d’utiliser les prisonniers sacrificiels pour travailler, puis, lorsque le captif qui lui rapportait le plus a été sur le point d’être immolé, de payer l’ancien de la tribu pour l’écarter définitivement du groupe des victimes.
— Ce n’est pas exactement le marché aux esclaves, remarqua Tagiri.
— C’était le début. Cette pratique s’est rapidement répandue, au point de devenir l’objectif principal des raids contre les autres tribus. Les Derkus se sont mis à acheter des captifs directement aux pillards, puis à s’échanger entre eux les esclaves, pour finalement en faire le commerce.
— Belle réussite, fit Tagiri.
— C’est devenu le fondement de leur cité : les esclaves remplissaient les devoirs des citoyens en s’occupant de creuser les canaux, de semer et de surveiller les récoltes. Grâce à ce système, les Derkus disposaient de temps pour bâtir une civilisation identifiable. L’esclavage était si profitable que les prêtres ont bien vite découvert que le dieu dragon ne voulait plus de sacrifices humains, du moins pour un moment ; cela signifiait que tous les prisonniers pouvaient être asservis et mis au travail. Ce n’est pas un hasard si, lorsque la grande crue a éliminé les Derkus, la pratique de l’esclavage ne s’est pas éteinte avec eux : les cultures voisines l’avaient déjà reprise parce qu’elle était efficace. C’était le seul moyen qu’on avait trouvé à l’époque pour accaparer la force de travail des étrangers. On peut faire remonter tous les autres exemples d’authentique esclavage que l’on a mis au jour à cette Derku, Nedz-Nagaya, quand elle a payé pour empêcher un captif utile d’aller nourrir le crocodile.
— Il ne nous reste plus qu’à lui ériger un monument », grinça Tagiri.
Elle était très en colère.
« Le concept d’achat et de vente d’êtres humains n’a été inventé que chez les Derkus, ajouta Kemal.
— Ailleurs, on n’a pas eu à l’inventer, répliqua Tagiri. Ce n’est pas parce qu’Agafna a fabriqué la première roue que quelqu’un d’autre ne l’aurait fait plus tard.
— Au contraire ; nous savons pertinemment que l’esclavage – le commerce des hommes – n’a pas été découvert dans la seule partie du monde où l’influence des Derkus ne s’est pas fait sentir. »
Kemal se tut.
« En Amérique, fit Diko.
— En Amérique, répéta Kemal. Et là où les personnes n’étaient jamais conçues comme propriété, que trouvait-on ?
— L’asservissement était loin d’être inconnu en Amérique, objecta Tagiri.
— Sous d’autres formes que j’ai citées plus haut. Mais les hommes en tant que propriété, les hommes affectés d’une valeur marchande, ça n’existait pas. Et c’est un des éléments qui vous plaît le plus dans votre idée de contrecarrer les plans de Colomb : préserver le seul continent où l’esclavage ne s’est jamais développé. Je me trompe ?
— Ce n’est pas le motif principal de notre étude de Colomb, répondit Tagiri.
— Eh bien, vous feriez bien de pousser un peu plus vos études, parce que l’esclavage a été le substitut direct des sacrifices humains. Ne me dites pas que vous préférez la torture et le massacre des prisonniers tels que les pratiquaient les Mayas, les Iroquois, les Aztèques et les Caraïbes ! C’est plus civilisé, à vos yeux ? Ces victimes étaient offertes aux dieux !
— Vous ne me ferez jamais croire qu’on a purement et simplement troqué les sacrifices humains contre l’esclavage.
— Que vous le croyiez ou non, ça m’est égal. Mais acceptez-en la possibilité ; reconnaissez qu’il y a des pratiques pires que l’esclavage ; reconnaissez que vos valeurs sont aussi arbitraires que celles des autres cultures et qu’essayer de corriger l’Histoire afin de les faire triompher dans le passé comme dans le présent n’est que pur…
— … impérialisme culturel, termina Hassan. Kemal, nous nous prenons le bec presque toutes les semaines sur ce sujet. Et si nous nous proposions de remonter le temps pour empêcher cette Derku d’inventer l’esclavage, vous auriez raison. Mais tel n’est pas notre but. Kemal, nous ne savons même pas si nous voulons faire quelque chose ! Nous essayons seulement de découvrir ce qui est réalisable ou non.
— Tant d’hypocrisie, c’est risible ! Vous savez depuis le début que c’est Colomb votre cible ! Colomb, que vous voulez arrêter ! Mais vous avez l’air d’oublier qu’en même temps que le mal répandu sur le monde par la domination européenne, vous allez aussi éliminer le bien : une médecine efficace, une agriculture productive, une eau propre, une énergie à bon marché, l’industrie qui nous donne le loisir de tenir cette réunion. Et ne venez pas me dire que tous les aspects positifs de notre société moderne auraient de toute façon vu le jour ; rien n’est inévitable. Vous jetez le bébé avec l’eau du bain. »
Tagiri s’enfouit le visage dans les mains. « Je sais », murmura-t-elle.
Kemal s’était attendu à une riposte verbale ; après tout, Tagiri n’avait pas cessé de lui voler dans les plumes. Pendant un moment, il ne sut plus quoi dire.
Tagiri ôta les mains de son visage mais garda les yeux baissés. « Tout changement aurait un coût. Et ne rien changer en aurait un aussi. Mais la décision ne m’appartient pas. Nous présenterons nos arguments au monde entier. » Elle releva la tête pour regarder Kemal. « C’est facile, pour vous, d’être certain que nous ne devons rien faire. Vous ne les avez pas vus. Vous êtes un scientifique. »
Il ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Je ne suis pas un scientifique, Tagiri. Je suis quelqu’un comme vous, c’est tout, quelqu’un qui se fourre parfois une idée dans la tête et qui n’arrive plus à s’en défaire.