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— C’est vrai, dit Tagiri. Je ne peux pas m’en défaire. Quand nous aurons terminé nos recherches, si nous disposons d’une machine qui nous permette d’intervenir dans le passé, il y aura quelque chose que nous pourrons faire, qui en vaudra la peine, quelque chose qui répondra à… au désir d’une vieille femme qui a fait un rêve.

— À sa prière, vous voulez dire, fit Kemal.

— Oui ! répliqua-t-elle d’un air de défi. Sa prière. Nous pouvons agir pour améliorer le monde. Je ne sais pas comment.

— Nous ne sommes plus dans le domaine scientifique, à ce que je vois.

— Non, Kemal, et je n’ai jamais prétendu le contraire. » Elle eut un sourire triste. « J’ai été façonnée. On m’a confié la responsabilité d’observer le passé comme si j’étais une artiste, pour voir si l’on pouvait lui donner une nouvelle forme. Une meilleure forme. Si ce n’est pas possible, je ne ferai rien. Mais si c’est possible… »

Kemal ne s’attendait pas à tant de franchise. Il avait cru trouver un groupe de personnes engagées sur une voie délirante ; elles étaient certes engagées, mais elles ne suivaient nulle voie et, par conséquent, ne déliraient pas. « Une meilleure forme, répéta-t-il. Le problème peut se résumer en trois questions, je pense : d’abord, la nouvelle forme est-elle meilleure ou non ? À cela, on ne peut répondre qu’avec le cœur, mais, au moins, vous avez le bon sens de ne pas vous fier à vos désirs. Deuxièmement, est-ce techniquement réalisable ? Peut-on trouver un moyen de modifier le passé ? La réponse appartient aux physiciens, aux mathématiciens et aux ingénieurs.

— Et la troisième question ? demanda Hassan.

— Peut-on déterminer quel changement, au singulier ou au pluriel, il faut opérer pour obtenir exactement le résultat voulu ? Pour être plus clair, qu’allez-vous faire ? Envoyer un produit abortif dans le passé pour le verser discrètement dans le vin de la mère de Christophe Colomb ?

— Non, fit Tagiri. Nous essayons de sauver des vies, pas d’assassiner un grand homme.

— Par ailleurs, intervint Hassan, comme vous l’avez dit, il n’est pas question d’empêcher Colomb d’accomplir son œuvre si, ce faisant, nous devons créer un monde pire encore. C’est l’aspect le plus insoluble du problème : comment savoir ce qui se serait passé sans la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ? Ça, le chronoscope est encore incapable de nous le montrer : ce qui aurait pu se produire. »

Kemal regarda les gens réunis autour de lui et s’aperçut soudain qu’il s’était complètement trompé sur leur compte : ils étaient encore plus résolus que lui à éviter de faire la moindre erreur.

« Intéressant comme problème, fit-il.

— Insoluble, oui, répliqua Hassan. Je ne sais pas si ça va vous faire plaisir, Kemal, mais vous nous avez apporté notre seule lueur d’espoir.

— Et comment ça ?

— Grâce à votre analyse de Naog. Si Colomb a eu un jumeau dans l’Histoire, c’est bien lui : il a modifié le cours du monde par la seule puissance de sa volonté. Si son arche a fini par voir le jour, c’est uniquement à cause de son obstination acharnée ; ensuite, son bateau a résisté à la submersion et il est devenu une figure de légende ; et, comme son père avait été victime du bref retour des Derkus aux sacrifices humains, juste avant la crue, il a raconté à qui voulait l’entendre que les villes étaient mauvaises, que l’immolation d’êtres humains était un crime impardonnable, que Dieu avait détruit un monde à cause de ses péchés.

— Si seulement il avait prêché aussi contre l’esclavage… intervint Diko.

— Il a prêché le contraire, répondit Kemal ; il était l’exemple vivant des bienfaits de l’esclavage : il a gardé auprès de lui toute sa vie durant les trois esclaves qui l’avaient aidé à construire son bateau, et tous ceux qui venaient rendre visite au célèbre Naog voyaient bien que sa grandeur reposait sur la possession de ces trois hommes dévoués. » Puis, s’adressant à Hassan : « Je ne conçois pas bien en quoi l’exemple de Naog a pu vous inspirer de l’espoir.

— Parce qu’un homme, un homme seul, a remodelé le monde, dit Hassan. Et que vous avez su découvrir le moment précis où il s’est engagé sur la voie qui menait à ce bouleversement ; celui où il se tenait au bord du nouveau chenal qui se creusait dans le détroit de Bab el-Mandeb, où il observait la terrasse de l’ancienne ligne côtière et où il a compris ce qui allait se passer.

— Ce n’était pas difficile : il est aussitôt rentré chez lui où il a expliqué à sa femme les circonstances de sa découverte.

— C’était certainement plus évident que toutes nos trouvailles sur Colomb, en effet, fit Hassan. Mais ça nous donne l’espoir de tomber sur un moment similaire dans sa vie, sur l’incident, la réflexion qui l’a poussé vers l’ouest. Diko a mis le doigt sur l’instant où il a décidé d’être un personnage important, mais nous n’avons pas découvert celui où il s’est pris d’une obsession monomaniaque pour la direction de l’ouest. Toutefois, grâce à Naog, nous ne désespérons pas d’y parvenir un jour.

— Mais j’y suis arrivée, papa ». fit Diko.

Tous les regards se braquèrent sur elle. La jeune fille parut troublée. « Enfin, je crois, du moins. Mais c’est bizarre : j’y travaillais hier soir. Je sais, c’est bête, je me disais que ce serait merveilleux si je trouvais alors que… alors que Kemal était chez nous. Et puis j’ai trouvé. Je crois. »

Nul ne prononça un mot pendant un long moment. Soudain. Kemal se leva et dit : « Qu’attendons-nous alors ? Montrez-nous ! »

Vision

Cristoforo n’en avait jamais espéré tant : faire partie du convoi de Spinola à destination des Flandres ! Certes, c’était précisément le genre d’occasion à laquelle il s’était préparé depuis toujours en embarquant, à force de supplications, à bord de tous les navires qui voulaient bien de lui, au point qu’il connaissait désormais la côte ligure mieux que les bosses de son propre matelas. Et puis n’avait-il pas fait de son « voyage d’observation » à Chios un triomphe commercial ? Oh, il n’était pas revenu cousu d’or, ça non, mais, en partant de relativement peu, il avait si bien mené l’échange du bois de lentisque qu’il avait rapporté chez lui une bourse rebondie – dont il avait reversé, fort intelligemment et surtout sans se dissimuler, une bonne part à l’Église, et ce au nom de Niccolô Spinola.

Naturellement, Spinola le fit mander et Cristoforo se montra la gratitude personnifiée. « Je sais que vous ne m’aviez confié nul devoir à Chios, monseigneur, mais c’est vous néanmoins qui m’avez permis de participer au voyage, et sans débours de ma part. Les sommes ridicules que j’ai pu gagner là-bas n’étaient pas dignes de vous être offertes – vous donnez davantage à vos serviteurs quand ils se rendent au marché pour acheter les repas quotidiens de votre maisonnée. » C’était là une exagération grotesque et ils n’étaient dupes ni l’un ni l’autre. « Mais, lorsque j’ai remis cet argent au Christ, je n’ai pu prétendre, si dérisoire fût-il, qu’il venait de moi alors qu’il trouvait sa seule origine dans votre bienveillance. »

Spinola éclata de rire. « Vous êtes très doué ! dit-il. Exercez-vous encore un peu afin que vos compliments ne sentent plus le par-cœur et ils feront votre fortune, je vous le promets ! »

À ces mots, Cristoforo crut avoir échoué, jusqu’à ce que Spinola l’invite à prendre part à un convoi commercial à destination des Flandres et de l’Angleterre : cinq navires, voguant de conserve par mesure de sécurité, et l’un d’eux porteur d’une cargaison que Cristoforo lui-même avait charge de vendre. C’était là une grave responsabilité, sur laquelle reposait une grosse fraction de la fortune de Spinola, mais Cristoforo s’était bien préparé : les arts du négoce qu’il n’avait pas pratiqués lui-même, il les avait minutieusement observés chez les autres, et il savait surveiller le chargement d’un bateau, mener un marchandage acharné sans se faire d’ennemis, s’adresser à un capitaine, rester à la fois distant et courtois avec les hommes d’équipage, juger d’après le vent et le ciel quelle vitesse on pouvait espérer. Même s’il n’avait guère tâté du métier de marin, il en connaissait toutes les tâches à force de l’étudier, et il savait si les besognes étaient bien exécutées car, lorsqu’il était petit et que les marins ne le soupçonnaient pas encore de risquer de leur attirer des ennuis, les hommes le laissaient les observer. Il avait même appris à nager, ce que la plupart des matelots négligeaient de faire, parce qu’enfant il y voyait une nécessité de la vie en mer. Aussi, quand le navire mit à la voile, Cristoforo se sentait-il maître de la situation.