On l’appelait même « signor Colombo ». C’était récent ; on donnait rarement du signor à son père, bien que, ces dernières années, les gains de Cristoforo eussent permis à Domenico Colombo de prospérer : il avait déménagé la boutique et l’atelier de tissage dans des locaux plus vastes, il portait des habits plus raffinés, montait à cheval comme un gentilhomme et avait investi dans plusieurs petites demeures extra-muros afin de jouer les propriétaires terriens. Les titres ne venaient donc pas aisément à un homme de l’extraction de Cristoforo ; pourtant, lors de ce voyage, non seulement les marins mais le capitaine lui-même donnaient à Cristoforo le titre de courtoisie. Cette marque de respect était le signe du chemin qu’il avait parcouru – mais un signe moins important que la confiance des Spinola.
La traversée ne fut pas facile, et ce dès le départ ; la mer n’était pas démontée, mais elle n’était pas d’huile non plus. Cristoforo remarqua, secrètement amusé, qu’il était le seul agent commercial à n’avoir pas la nausée ; tout au contraire, il passait le temps comme lors de ses autres périples – penché sur les cartes en compagnie du navigateur ou lancé dans de grandes discussions avec le capitaine, s’occupant à extraire d’eux toutes leurs connaissances, tout ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Son destin avait beau l’attendre en Orient, il savait qu’un jour il aurait un navire – une flotte – qu’il lui faudrait peut-être mener par toutes les mers connues. Il connaissait les côtes de Ligurie ; son voyage à Chios, le premier au grand large, hors de vue de toute terre, fondé seulement sur la navigation et le calcul, lui avait donné un aperçu des mers orientales ; et maintenant il allait à la rencontre de l’Occident, par le détroit de Gibraltar puis, vers le nord, le long du Portugal, au travers du golfe de Gascogne, tous noms dont il n’avait entendu parler que dans les histoires et les vantardises des marins. Les gentilshommes – les autres gentilshommes – vomiraient peut-être tripes et boyaux jusqu’au port, mais Cristoforo, lui, emploierait chaque instant à se former jusqu’à devenir enfin prêt à se faire le serviteur entre les mains de Dieu, qui…
Il n’osait pas y penser ; Dieu connaîtrait l’effroyable présomption, l’orgueil mortel qu’il celait au fond de son cœur.
Dieu était déjà au courant, naturellement ; mais au moins Il constatait les efforts de Cristoforo pour empêcher l’orgueil de s’emparer de lui. Que votre volonté soit faite, Seigneur, non la mienne. Si je dois être celui qui prendra la tête de vos armées et de vos flottes triomphantes pour mener une grande croisade afin de libérer Constantinople, chasser le musulman d’Europe et relever la bannière chrétienne en Jérusalem, qu’il en soit ainsi. Sinon, j’accomplirai la tâche que Vous me réservez, qu’elle soit humble ou glorieuse. Je serai prêt. Je suis votre fidèle serviteur.
Quel hypocrite je fais ! se dit Cristoforo. Prétendre que mes motifs sont purs alors que j’ai certes remis ma bourse entre les mains de l’évêque lui-même, mais que j’en ai profité pour pousser mon avantage auprès de Niccolô Spinola ! Et la bourse n’était même pas pleine : j’en porte sur moi une bonne partie. Mais un gentilhomme doit s’habiller selon son rang sans quoi les gens ne l’appellent pas signor. Et une plus grande part encore est allée à Père, pour s’acheter des maisons et vêtir Mère comme une dame. Comme acte de foi, c’est un peu léger. Ai-je le désir de devenir riche et influent afin de servir Dieu, ou est-ce que je sers Dieu dans l’espoir qu’il me fera riche et influent ?
Tels étaient les doutes qui le tourmentaient entre ses rêves et ses projets. Mais il passait toutefois le plus clair de son temps à harceler de questions le capitaine et le navigateur, à étudier les cartes ou à observer les côtes qu’ils longeaient, et à dresser ses propres cartes et ses propres calculs, comme s’il était le premier à faire voile dans ces eaux.
« Il existe déjà quantité de cartes de la côte andalouse, remarqua le navigateur.
— Je sais, répondit Cristoforo. Mais j’en apprends davantage en les dressant moi-même qu’en les étudiant. Et je puis comparer mes cartes aux relevés que je possède. »
La vérité, c’était que les cartes étaient truffées d’erreurs ; à moins que, par quelque puissance surnaturelle, les caps, les baies, les plages et les promontoires de la côte ibérique ne se fussent déplacés, si bien que, de temps en temps, les navires passaient en vue d’un îlot qui n’apparaissait sur aucun portulan. « Seraient-ce des pirates qui ont dressé ces cartes ? demanda-t-il un jour au capitaine. On les dirait conçues de façon qu’un corsaire puisse nous assaillir sans crier gare. »
Le capitaine éclata de rire. « Ce sont des cartes maures, c’est en tout cas ce que je me suis laissé dire. Et les copistes ne sont pas exempts de défauts : il arrive que certains détails leur échappent. Que savent-ils de la navigation, assis à leur table, loin de toute mer ? Nous suivons les cartes grosso modo et nous apprenons où se trouvent les erreurs. Si nous cabotions tout le temps le long de ces côtes, comme font les marins espagnols, nous n’aurions qu’exceptionnellement besoin de ces cartes. Et les Espagnols ne sont pas près de vendre des cartes corrigées, parce qu’ils n’ont nulle envie d’aider les bâtiments d’autres nations à naviguer en sécurité par ici. Chaque nation garde jalousement ses cartes ; aussi, continuez à dressez les vôtres, signor Colombo : un jour, elles auront peut-être de la valeur à Gênes. Si notre voyage réussit, il y en aura d’autres. »
Il n’y avait aucun motif de penser qu’il ne réussirait pas, jusqu’à ce qu’un cri s’élève deux jours plus tard, alors qu’ils venaient de passer le détroit de Gibraltar : « Des voiles ! Des corsaires ! »
Cristoforo se précipita au plat-bord et peu de temps après des voiles apparurent. À leur aspect, ce n’étaient pas des pirates maures. Et d’avoir affaire à cinq navires marchands voguant de conserve ne les intimidait pas : ils disposaient eux-mêmes de cinq corsaires.
« Je n’aime pas ça, fit le capitaine.
— Nous sommes de force égale, non ? demanda Cristoforo.
— Détrompez-vous : nous transportons une cargaison, eux non ; ils connaissent ces eaux ; pas nous ; et ils ont l’habitude des corps à corps sanglants. Nous, qu’avons-nous ? Des gentils hommes qui se promènent l’épée au côté et des marins terrifiés à l’idée d’une bataille en pleine mer.
— Cependant, dit Cristoforo, Dieu combat aux côtés des justes. »
Le capitaine lui adressa un regard de souverain mépris. « Que je sache, nous ne sommes pas plus vertueux que d’autres qui ont eu la gorge tranchée. Non, nous les prendrons de vitesse si c’est possible, et, dans le cas contraire, nous vendrons si cher notre peau qu’ils renonceront et nous laisseront tranquilles. Que valez-vous au combat ?