Mais le signor Spinola n’entendrait pas ses prières, il le savait ; en outre, ce n’était plus seulement sa carrière de marchand qui était en jeu, mais sa vie même. Mon Dieu, fit-il silencieusement, suis-je ou non votre serviteur ? Je vous donne mon existence si vous m’épargnez. Je libérerai Constantinople. « Hagia Sophia ouïra de nouveau la musique de la sainte messe, murmura-t-il. Mais sauvez-moi, mon Dieu. »
« C’est l’instant de sa décision ? demanda Kemal.
— Non, bien sûr, répliqua Diko. Je voulais seulement vous montrer ce que j’étais en train de faire. Cette scène a été observée mille fois, naturellement. On l’intitule "Colomb contre Colomb" puisque le pirate et lui portaient le même nom. Or toutes les archives datent de l’époque du Tempovue ; on voyait donc ses lèvres bouger, mais avec le bruit de la bataille il n’était pas question d’entendre ce qu’il disait. Et ça ne dérangeait personne, parce qu’après tout quelle importance ce que dit un homme dans une prière au milieu d’un combat ?
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— Mais, ça, c’est important, je crois, fit Hassan. Hagia Sophia ?
L’édifice le plus sacré de Constantinople, peut-être la plus belle cathédrale chrétienne du monde, à cette époque où la chapelle Sixtine n’existait pas. Et lorsque Colomb supplie Dieu d’épargner sa vie, quel vœu fait-il ? Celui d’une croisade en Orient ! J’ai découvert ça il y a plusieurs jours et ça m’a fait passer des nuits blanches. On avait toujours cherché l’origine de son voyage vers l’ouest bien avant, à Chios peut-être, ou à Gênes. Mais là, il a quitté Gênes pour la dernière fois ; il n’y retournera plus jamais. Et il n’est qu’à une semaine de son installation à Lisbonne, où il est clair qu’il a tourné ses regards vers l’ouest de façon résolue, irrévocable. Pourtant, ici, à cet instant, il jure de libérer Constantinople !
— Incroyable ! dit Kemal.
— Donc, voyez-vous, poursuivit Diko, ce qui l’a ancré dans son obsession de voyager vers l’ouest, vers les Indes, ne peut s’être produit qu’entre cet instant, à bord de ce navire dont les voiles brûlent déjà, et son arrivée à Lisbonne une semaine plus tard.
— Excellent ! s’exclama Hassan. Beau travail, Diko. Ça réduit considérablement le champ d’investigation.
— Papa, tout ça, je l’ai découvert il y a des jours. J’ai dit que j’avais trouvé l’instant de sa décision, pas seulement la semaine.
— Montre-nous alors, dit Tagiri.
— J’ai peur de vous montrer ce que j’ai découvert.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que c’est impossible. Parce que… parce que, autant que je puisse en juger. Dieu lui parle.
— Faites-nous voir ça, intervint Kemal. J’ai toujours eu envie d’entendre la voix de Dieu. »
Tout le monde éclata de rire.
Tout le monde sauf Diko. « Vous allez l’entendre », déclara-t-elle.
Les rires se turent net.
Les pirates étaient à bord et avec eux vint le feu qui se mit à bondir de voile en voile. À l’évidence, même si l’on parvenait à repousser les assaillants, les deux navires étaient condamnés. Ceux des marins qui n’étaient pas occupés à se battre entreprirent de jeter des tonneaux et des panneaux de cale par-dessus bord, et plusieurs réussirent à mettre le canot à la mer à l’opposé du navire des pirates. Cristoforo vit que le capitaine dédaignait d’abandonner son bâtiment : il luttait bravement et son épée dansait. Soudain l’épée disparut, et dans la fumée qui tourbillonnait sur le pont Cristoforo perdit l’officier de vue.
Des matelots sautaient à la mer en visant les débris flottants. Cristoforo eut la vision fugitive de l’un d’eux qui poussait un camarade d’un panneau de bois, d’un autre qui coulait à pic sans avoir rien trouvé à quoi s’accrocher. Si les pirates ne s’en étaient pas encore pris à Cristoforo lui-même, c’est qu’ils s’acharnaient à abattre les mâts en flammes du navire génois avant que le feu ne descende jusqu’au pont, et il semblait qu’ils dussent y parvenir, se sauvant eux-mêmes ainsi que la cargaison aux dépens des Génois. C’était intolérable ! Les Génois étaient perdants quoi qu’il arrive – mais Cristoforo pouvait au moins faire en sorte que les pirates ne soient pas victorieux non plus.
Il saisit deux bombes incendiaires allumées, en jeta une sur le pont de son propre navire et l’autre plus loin, où elle noya la barre dans une tourmente de flammes. Les pirates poussèrent des hurlements de rage – du moins ceux qui ne hurlaient pas de souffrance ou de terreur – et ils repérèrent sans tarder Cristoforo et le mousse sur le gaillard d’avant. « Je crois qu’il est temps de sauter à l’eau, dit Cristoforo.
— Je ne sais pas nager, objecta le mousse.
— Moi, je sais. » Mais, tout d’abord, il arracha le panneau de cale du gaillard d’avant, le traîna jusqu’au plat-bord et le précipita dans la mer ; cela fait, il prit l’enfant par la main et suivit le même chemin à l’instant où les pirates arrivaient sur eux.
Le mousse n’avait pas menti sur son incapacité à nager et Cristoforo dut faire de considérables efforts rien que pour le jucher sur le panneau de bois. Mais une fois là, en sécurité, le gamin se calma ; cependant, quand Cristoforo voulut se hisser, au moins en partie, sur le frêle radeau, l’épave bascula dangereusement et l’enfant s’affola de plus belle. Cristoforo se laissa retomber dans l’eau. La côte était à cinq lieues au bas mot, plus probablement six ; Cristoforo était bon nageur mais pas à ce point-là. Il aurait besoin de s’accrocher à quelque chose pour se reposer de temps en temps et, si ce ne pouvait être ce panneau, il allait devoir l’abandonner et trouver une autre épave. « Ecoute, petit ! cria-t-il. La côte est par là ! » Et il tendit le doigt.
L’enfant comprenait-il ce qu’il disait ? Il avait les yeux écarquillés, mais du moins étaient-ils fixés sur Cristoforo.
« Rame avec les mains ! Par là ! »
Mais l’enfant terrifié ne bougea pas ; soudain, il tourna son regard vers les navires en flammes.
C’était exténuant de faire du surplace dans l’eau tout en essayant de communiquer avec ce gosse. Il lui avait sauvé la vie, il devait désormais s’occuper de sauver la sienne.
En nageant en direction de la côte invisible, il finit par tomber sur une rame. Ce n’était pas un radeau et Cristoforo ne pouvait s’y hisser pour s’extraire de l’eau mais, en se coinçant le manche entre les jambes et en faisant reposer son torse sur le plat de la pelle, il put s’offrir quelques moments de répit lorsque la lassitude gagnait ses bras. Bientôt, il laissa derrière lui la fumée des incendies, puis les hurlements des hommes, sans savoir s’il cessait d’entendre ces cris affreux à cause de la distance ou parce que tous les marins s’étaient noyés. Il ne regarda pas en arrière ; il ne vit pas les masses enflammées s’enfoncer sous les eaux. Déjà il avait oublié les navires et sa mission commerciale : il ne pensait plus qu’à mouvoir ses bras et ses jambes, à lutter contre la houle de l’Atlantique pour se rapprocher de la côte qui lui paraissait toujours plus lointaine.
Parfois, Cristoforo avait la conviction d’être pris et irrésistiblement entraîné dans un courant venu de la terre. Il avait mal, ses bras et ses jambes épuisés ne pouvaient plus bouger et pourtant il les y forçait, bien faiblement désormais ; enfin, enfin, il constata qu’il s’était rapproché de la côte. L’espoir lui rendit la force de continuer, bien que la douleur de ses articulations lui donnât l’impression d’être écartelé par l’océan.
Il entendait le fracas des vagues qui déferlaient sur la terre. Il distinguait des arbres rabougris sur des falaises basses. Et soudain une vague s’écroula autour de lui et il vit la plage. Il nagea encore un peu, puis essaya de se redresser. Peine perdue : il retomba dans l’eau ; mais il avait lâché la rame et il fut un instant submergé. Quelle dérision, se dit-il soudain, s’il n’avait fait tant d’efforts que pour se noyer sur la plage, tout cela parce que ses jambes étaient trop faibles pour supporter son poids !