« Cristóbal, mon frère, mon ami ! » s’écria-t-elle. Il lui baisa la main, puis l’emmena dans un jardin et, à l’ombre d’un arbre, il lui narra tout ce qui s’était passé depuis leur dernière entrevue à Santa Fe.
Elle l’écouta, pendue à ses lèvres, posa des questions intelligentes et rit aux éclats à son récit des épouvantables initiatives qu’avait prises le roi dès qu’il eut signé les articles de la subvention. « Au lieu de payer pour trois caravelles, il a exhumé un ancien délit dont s’était rendue coupable la ville de Palos – de la contrebande, sans doute…
— Première industrie de Palos pendant de nombreuses années, me suis-je laissé dire, fit Béatrice.
— Et, en punition, il a exigé qu’elle paye une amende correspondant exactement au prix de deux caravelles.
— Je m’étonne qu’il ne lui ait pas fait payer les trois, dit Béatrice. C’est un vieux dur à cuire, ce cher Ferdinand. Mais il a quand même financé une guerre sans faire faillite ; et il ne compte que sur lui-même : comme il vient d’expulser les Juifs d’Espagne, il n’a personne à qui emprunter.
— L’ironie de l’affaire, c’est qu’il y a sept ans le duc de Sidonia aurait acheté trois caravelles à Palos et me les aurait offertes si la couronne ne lui en avait refusé la permission.
— Ce cher Enrique ! Il a toujours eu bien plus d’argent que la Couronne et il n’arrive pas à comprendre pourquoi cela ne le rend pas plus puissant qu’elle !
— Bref, vous imaginez avec quel plaisir on m’a vu arriver à Palos. Et, pour être sûr qu’il avait bien giflé la ville sur les deux joues, le roi a fait proclamer que tout homme acceptant de participer à mon expédition jouirait d’une suspension des éventuelles poursuites civiles et criminelles en cours contre lui.
— Oh non !
— Oh que si ! Vous voyez d’ici la réaction des vrais marins de Palos : ils allaient partir en compagnie d’une bande de criminels et de mauvais payeurs – au risque, en plus, de donner l’impression qu’eux-mêmes avaient quelque chose à se faire pardonner !
— Sa Majesté jugeait sans doute indispensable un tel encouragement si vous vouliez trouver un équipage pour votre voyage de fou.
— Certes, mais son aide a bien failli tuer l’expédition dans l’œuf.
— Eh bien, combien de gibiers de potence et de mendiants comptez-vous parmi vos hommes ?
— Aucun, à notre connaissance tout au moins ; grâces en soient rendues à Martin Pinzón.
— Ah oui, c’est une légende vivante !
— Vous avez entendu parler de lui ?
— Tout ce qui concerne les marins parvient aux Canaries. Nous ne vivons que par la mer.
— Il a saisi toute l’envergure de l’entreprise et, dès qu’il a fait savoir qu’il en était, l’enrôlement a commencé. Et finalement ce sont ses amis qui ont accepté de risquer leurs caravelles.
— Mais pas gratuitement, j’imagine.
— Ils espèrent devenir riches, du moins selon leurs critères.
— Tout comme vous.
— Non, ma dame : moi, j’espère faire fortune selon les vôtres. »
Elle éclata de rire et posa la main sur son bras. « Cristóbal, ce m’est un grand plaisir de vous revoir. Je suis heureuse que Dieu vous ait pris comme champion dans cette guerre contre la Mer océane et la cour d’Espagne. »
Elle avait fait cette remarque d’un ton badin, mais elle touchait un point sensible : elle seule savait qu’il s’était lancé dans ce voyage sur l’ordre de Dieu. Les prêtres de Salamanque le prenaient pour un fou mais, s’il avait laissé échapper le moindre mot sur sa conviction que Dieu lui avait parlé, ils l’auraient marqué du sceau de l’hérésie, ce qui aurait mis fin à son projet d’expédition vers les Indes et à bien davantage. Il n’avait pas prévu d’en parler non plus à dame Béatrice, ni à personne d’ailleurs ; il n’en avait rien dit à son frère Bartolomé, ni à sa femme Felipa avant qu’elle meure, ni même au père Pérez de La Rabida. Et pourtant, au bout d’une heure en compagnie de dame Béatrice, il lui avait confessé son secret. Pas en entier, naturellement ; mais il lui avait tout de même confié que Dieu l’avait choisi et lui avait ordonné de faire ce voyage.
Pourquoi ? Peut-être parce qu’il avait su, de façon implicite, qu’il pouvait placer sa vie en ses mains ; ou parce qu’il avait senti, devant l’intelligence aiguë de son regard, que seule la vérité la convaincrait. Malgré tout, il ne lui en avait dit que la moitié, car même elle l’aurait jugé fou.
Et elle avait dû l’estimer sain d’esprit ou, dans le cas contraire, nourrir une affection particulière pour les déments, une affection qui se poursuivait aujourd’hui encore et dont Colomb eut la démonstration à un degré qui dépassait toutes ses espérances.
« Passez la nuit avec moi, mon Cristóbal, dit-elle.
— Ma dame… répondit-il, incertain d’avoir bien entendu.
— À Cordoue, vous viviez avec une femme du commun nommée Béatrice et vous lui avez donné un enfant ; ne prétendez pas mener une existence monacale.
— Je suis destiné à tomber sous le charme de dames prénommées Béatrice, semble-t-il. Et il est impossible de concevoir qu’aucune d’entre elles soit commune. »
Dame Béatrice eut un rire léger. « Vous avez réussi le tour de force de complimenter tout à la fois votre ancienne maîtresse et celle qui ne demande qu’à devenir la nouvelle. Je ne m’étonne plus que vous soyez parvenu à franchir les barrages des prêtres et des savants. J’imagine que la reine Isabelle est tombée amoureuse de vos cheveux roux et de la flamme qui brûle dans vos yeux, comme moi.
— J’ai peur d’avoir davantage de gris que de roux dans les cheveux.
— À peine, répondit-elle.
— Madame, reprit-il, c’est votre amitié que j’appelais de mes vœux à mon arrivée à Gomera, sans oser rêver d’autre chose.
— Seriez-vous en train d’entamer un long discours aux circonvolutions gracieuses qui n’aboutira qu’à décliner mon invitation charnelle ?
— Oh, dame Béatrice, non la décliner, mais l’ajourner peut-être ? »
Elle tendit la main, se pencha et lui caressa la joue. « Vous n’êtes pas très bel homme, vous savez, Cristóbal.
— C’est un avis que je partage depuis toujours, répondit-il.
— Et pourtant, impossible de détacher les yeux de votre personne, impossible de s’en purger l’esprit quand vous êtes parti. Je suis veuve et vous êtes veuf : Dieu a jugé bon d’arracher nos conjoints aux tourments de ce monde ; faut-il que nous qui restons soyons en plus torturés par des désirs inassouvis ?
— Ma dame, le scandale, si je passais la nuit chez vous…
— Est-ce tout ? Partez avant minuit, dans ce cas. Je vous jetterai une corde de soie par-dessus le parapet pour vous permettre de descendre.
— Dieu a répondu à mes prières, dit Colomb.
— Ce qui est la moindre des choses, puisque vous obéissez à ses ordres.
— Je n’ose pas courir le risque de pécher et de perdre sa faveur.
— Je le savais : j’aurais dû vous séduire à Santa Fe.
— Et ceci encore, ma dame : quand je reviendrai victorieux de cette grande entreprise, je ne serai plus un homme du commun dont la seule teinture de noblesse tient à son union avec une famille presque aristocratique de Madère ; je serai vice-roi et amiral de la Mer océane. » Il eut un grand sourire. « Comme vous le voyez, j’ai suivi votre conseil : j’ai tout fait mettre par écrit à l’avance.
— Vice-roi, vraiment ! Eh bien ! Vous ne voudrez même plus regarder un simple gouverneur d’une île reculée !