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Cristoforo décida de ne pas faire la bêtise de mourir tout de suite, bien qu’il ressentît fugitivement comme séduisante l’idée de baisser les bras et d’enfin se reposer. Il donna un coup de pied sur le fond et, comme l’eau n’était pas trop profonde, sa tête émergea et il put respirer. Mi-nageant, mi-marchant, il parvint à force de volonté jusqu’à la plage, puis, à plat ventre, il se traîna jusqu’au sable sec. Là, il ne s’arrêta pourtant pas – une petite part rationnelle de lui-même lui disait qu’il devait dépasser le niveau de la marée haute, indiqué par le chapelet de bouts de bois et d’algues desséchés à quelques pas. Il rampa, se traîna jusqu’à cette ligne, la doubla, puis s’effondra dans le sable, sans connaissance.

Ce fut la marée montante qui le réveilla : de fines vaguelettes parvenaient jusqu’à la ligne de dépôts et lui chatouillaient les pieds et les cuisses. Il souffrait d’une soif intense et, lorsqu’il essaya de se déplacer, il eut l’impression d’avoir tous les muscles en feu. S’était-il brisé bras et jambes sans s’en apercevoir ? Non, se reprit-il aussitôt, il avait simplement exigé d’eux davantage qu’ils n’étaient conçus pour donner, et il le payait maintenant en courbatures.

Mais la douleur ne l’empêcherait pas de s’éloigner de la plage pour éviter la mort. À quatre pattes, il se mit en marche jusqu’à ce qu’il atteigne les premières touffes de végétation littorale ; là, il chercha des yeux des signes de présence d’eau potable. Si près de la plage, c’était beaucoup espérer, mais comment reprendre des forces sans boire ? Le soleil se couchait ; bientôt il ferait trop sombre pour y voir et, bien que la fraîcheur la nuit pût le soulager, elle risquait aussi bien de le tuer, dans l’état de faiblesse où il était.

« O mon Dieu, souffla-t-il entre ses lèvres parcheminées, de l’eau, par pitié ! »

Diko arrêta l’enregistrement. « Vous savez tous ce qui se produit à ce moment-là, non ?

— Une femme du village de Lagos tombe sur lui, dit Kemal ; on le soigne, on le remet sur pied et il part pour Lisbonne.

— On a vu ça mille fois au Tempovue, fit Hassan. Ou, plutôt, des milliers de personnes ont vu la scène au moins une fois.

— Précisément, reprit Diko : on l’a vue au Tempovue. » Elle s’approcha d’une des vieilles machines, qui ne servait plus qu’à repasser d’anciennes archives. Elle fit défiler le passage concerné à grande vitesse : pantin comique aux gestes saccadés, Colomb regarda d’un côté, s’effondra dans le sable, en prière peut-être, puis se mit à genoux, se signa et dit : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » C’est dans cette position que la femme de Lagos – Maria Luisa, fille de Simào o Gordo, pour être exact – le découvrit. Elle aussi agitée de mouvements de marionnette dans le chronoscope, elle courut au village chercher de l’aide.

« C’est bien ce que vous avez tous vu ? » demanda Diko.

Tous acquiescèrent.

« Manifestement, il ne se passe rien, poursuivit-elle. Dans ces conditions, à quoi bon y revenir avec le ChronoRéel II ? C’est pourtant ce que j’ai fait, et voici ce que j’ai trouvé. » Elle retourna auprès du chronoscope et relança l’enregistrement. Sous les yeux des Observateurs attentifs, Christophe Colomb cherchait de l’eau d’un mouvement lent de la tête, visiblement épuisé et souffrant. Et, à cet instant, à la stupéfaction générale, une voix douce se fit entendre.

« Cristoforo Colombo », dit-elle.

Une silhouette puis une deuxième apparurent devant lui, vaguement lumineuses. Colomb regarda dans leur direction et il était clair qu’il ne cherchait plus d’eau mais qu’il scrutait l’image en formation dans l’air devant lui.

« Cristóbal Colon… Coullon… Columbus… » La voix poursuivit en citant son nom dans diverses langues ; elle était tout juste audible et l’image n’était pas nette.

« On les voit à peine, murmura Hassan. Jamais le Tempovue n’aurait pu détecter ça. On dirait de la fumée ou de la vapeur, une vague excitation de l’air.

— Mais qu’est-ce que c’est ? fit Kemal, tendu.

— Ecoutez et taisez-vous, répliqua impatiemment Tagiri. À quelle conclusion voulez-vous aboutir sans données ? » Le silence tomba. Chacun était tout yeux et tout ouïe.

La vision prit finalement l’aspect de deux personnages entourés d’un faible halo ; sur l’épaule du plus petit était posée une colombe. Le doute n’était pas permis pour un homme du Moyen Age, surtout aussi lettré que Cristoforo : c’était la Sainte-Trinité. Il faillit prononcer les noms des visiteurs à haute voix, mais ils continuaient de répéter son nom dans des langues inconnues.

Puis, enfin : « Columbus, tu es mon fidèle serviteur. »

— Oui, de toute mon âme.

« Tu as tourné ton cœur vers l’Orient, pour libérer Constantinople du Turc. »

— Ma prière, ma promesse a été entendue.

« J’ai vu ta foi et ton courage, et c’est pourquoi j’ai épargné ta vie sur l’Océan. J’ai une grande tâche à te confier. Mais ce n’est pas à Constantinople que tu dois apporter la Croix. »

— À Jérusalem, alors ?

« Ni à Jérusalem ni à aucune nation qui borde la Méditerranée. Je t’ai sauvé afin que tu apportes la Croix en des terres beaucoup plus loin vers l’orient, si loin qu’elles ne sont accessibles qu’en faisant voile vers l’occident sur l’Atlantique. »

Cristoforo avait du mal à comprendre ce qu’on lui disait, et il n’osait plus lever les yeux – quel mortel avait le droit de poser le regard sur le visage du Sauveur ressuscité, à plus forte raison sur le Tout-Puissant et la colombe de l’Esprit saint ? Ce n’était peut-être qu’une vision, mais il n’osait plus la contempler. Il courba la tête, le front sur le sable, afin de ne plus voir, mais il n’en écouta que plus attentivement.

« Là-bas se trouvent de vastes royaumes à l’or abondant et aux armées considérables. Leurs habitants ne connaissent pas le nom de mon Fils unique et ils meurent sans avoir été baptisés. Par ma volonté, tu leur apporteras le salut et tu reviendras chargé des richesses de ces pays. »

Cristoforo entendit et son cœur s’enflamma. Dieu l’avait vu, Dieu l’avait remarqué et lui confiait une mission infiniment plus noble que la libération d’une ancienne capitale chrétienne. Des terres si lointaines à l’orient qu’il fallait naviguer à l’occident pour les atteindre ! L’or ! Le salut !

« Grand sera ton renom. Les rois te feront vice-roi et tu seras gouverneur de l’Océan. Des royaumes tomberont à tes pieds et les multitudes dont la vie sera sauvée te béniront. Fais voile à l’occident, Columbus, mon fils, car ce voyage est à la portée de tes vaisseaux. Les vents du sud te pousseront vers l’ouest, puis les vents du nord te ramèneront sans mal en Europe. Enseigne le nom du Christ à ces nations et tu sauveras ton âme en même temps, que la leur. Jure solennellement que tu feras ce voyage et, après avoir franchi de nombreux obstacles, tu y parviendras. Mais ne romps point ce serment ou ton sort sera pire que celui des hommes de Sodome au Jugement dernier. Oncques mission plus grande ne fut donnée à un mortel, et les honneurs que tu recevras sur terre ne seront que le millième de ce qui t’attendra dans les Cieux. Mais, si tu échoues, les conséquences pour toi et toute la chrétienté dépasseront en calamité ce que tu puis imaginer. À présent, prête serment, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »