Columbus se remit tant bien que mal à genoux. « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, murmura-t-il.
— Je t’envoie une femme qui t’aidera à recouvrer la santé. Quand tu auras retrouvé tes forces, tu devras te lancer dans ta mission. Ne révèle à personne que je t’ai parlé – ma volonté n’est pas que tu périsses comme les prophètes d’autrefois et, si tu prétends avoir entendu ma voix, les prêtres te feront sûrement brûler pour hérésie. Tu dois convaincre ceux qui t’accompagneront d’entreprendre ce grand voyage pour des raisons séculières et non parce que je l’ai ordonné. Peu me chaut qu’ils y participent par soif de l’or, de la renommée ou de mon amour, tant qu’ils accomplissent cette tâche. Tant que tu l’accomplis, toi. Exécute ma mission. »
L’image se brouilla et disparut. Sanglotant presque d’épuisement et d’une espérance radieuse, Cristoforo – non, il s’appelait désormais Columbus, Dieu l’avait nommé Columbus, son nom en latin, la langue de l’Église –, Cristoforo attendit dans le sable. Et, comme la vision l’avait promis, quelques minutes plus tard une femme se présenta, le vit et partit aussitôt en courant chercher de l’aide. Avant la nuit noire, les solides pêcheurs du village de Lagos le transportèrent chez eux, où des mains douces portèrent du vin à ses lèvres, lui retirèrent ses vêtements encroûtés de sel et de sable et le baignèrent pour adoucir les brûlures de sa peau irritée. Me voici à nouveau baptisé, songea Columbus, mis au monde une deuxième fois pour remplir la mission de la Sainte-Trinité.
De ce qui s’était passé sur la plage il ne souffla pas mot, mais déjà les réflexions sur ce qu’il devait faire s’agitaient sous son crâne. Les grands royaumes de l’Orient… Aussitôt lui venaient à l’esprit les récits de Marco Polo sur les Indes, le Cathay, Cipango. Mais, lui, pour s’y rendre, il ne ferait pas route vers l’est ni vers le sud le long des côtes d’Afrique, comme, disait-on, le faisaient les Portugais. Non, lui naviguerait vers l’ouest. Mais où trouver un bateau ? Pas à Gênes, alors que celui qu’on lui avait confié gisait au fond de la mer. En outre, les navires génois n’étaient pas assez rapides et ils enfonçaient trop dans les eaux du large de l’océan.
Dieu l’avait conduit sur la côte portugaise et les Portugais étaient de fameux navigateurs, d’audacieux explorateurs du monde. N’était-il pas destiné à être un jour vice-roi ? Il trouverait le moyen d’obtenir la subvention du roi du Portugal, et, sinon de lui, d’un autre souverain, ou d’un autre homme qui ne serait pas roi. Il réussirait car Dieu était avec lui.
Diko coupa l’enregistrement. « Vous voulez revoir la scène ? demanda-t-elle.
— Il faudra la revoir bien des fois, répondit Tagiri. Mais pas pour le moment.
— Ce n’était pas Dieu, dit Kemal.
— J’espère, fit Hassan. Cette trinité chrétienne m’a fait un sale effet. C’était… décevant.
— Montrez ça n’importe où dans le monde musulman, reprit Kemal, et les émeutes ne cesseront qu’après la destruction du dernier centre d’Observation.
— Comme vous l’avez dit, Kemal, intervint Tagiri, ce n’était pas Dieu : l’apparition n’était pas visible qu’à Colomb. Toutes les autres visions connues de l’histoire étaient totalement subjectives. Celle-ci, nous l’avons partagée, mais pas sur le Tempovue. Seul le ChronoRéel II a su la détecter et nous savons que cet appareil peut permettre aux gens du passé d’apercevoir ceux qui les observent.
— Ça viendrait de chez nous ? Ce message aurait été envoyé par l’Observatoire ? demanda Kemal qui commençait déjà à monter sur ses grands chevaux à l’idée que l’un d’eux ait pu trafiquer l’Histoire.
— Non, pas de chez nous, fit Diko. Nous, nous vivons dans le monde où Colomb a fait route vers l’ouest et où il a ouvert la voie à l’Europe pour détruire et dominer les deux Amériques. Quelques heures après avoir vu cette scène, j’ai compris : cette vision a créé notre monde. Nous savions déjà que le voyage de Colomb avait tout changé, non seulement parce qu’il avait découvert les Antilles, mais surtout parce qu’au retour il avait rapporté des récits parfaitement crédibles sur des choses qu’il n’avait pas vues : l’or, les grands royaumes. Et maintenant nous savons pourquoi : il était parti vers l’ouest sur l’ordre de Dieu, avec la promesse qu’il trouverait toutes ces merveilles ; dès lors, il ne pouvait faire autrement qu’annoncer leur découverte, il ne pouvait qu’être convaincu de l’existence de l’or et des royaumes bien qu’il n’en ait aucune preuve, tout ça parce que Dieu avait affirmé leur présence.
— Si nous ne sommes pas les responsables, alors qui ? » demanda Hassan.
Kemal éclata d’un rire hargneux. « C’est nous, les responsables, c’est évident ! Ou plutôt, vous !
— Vous prétendez que ce serait un canular de notre part, c’est ça ? fit Tagiri.
— Nullement. Mais regardez-vous : vous travaillez à l’Observatoire et vous êtes résolus à modifier le passé pour l’améliorer. Alors, disons que dans une autre version de l’Histoire d’autres membres d’une itération précédente de l’Observatoire ont découvert qu’ils pouvaient changer le passé et l’ont fait. Imaginons que, de leur point de vue, l’événement le plus effroyable de toute l’histoire ait été la dernière croisade, conduite par le fils d’un tisserand génois. Pourquoi pas ? Dans leur chronologie, Colomb a fixé son inexorable ambition sur le but qu’il poursuivait juste avant sa vision ; il parvient à la côte et met sa survie sur le compte de la faveur de Dieu ; il organise sa croisade pour libérer Constantinople avec le même charme et la même obstination que ceux avec lesquels il a préparé son voyage vers l’ouest chez nous ; et, pour finir, il se lance à la tête d’une armée dans une guerre sanglante contre les Turcs. Supposons qu’il gagne, qu’il terrasse les Seldjoukides puis qu’il s’abatte sur tous les pays musulmans les uns après les autres et les mette à feu et à sang, selon la procédure habituelle des chrétiens européens. La grande civilisation musulmane pourrait alors disparaître et avec elle d’inestimables trésors de connaissance. Supposons que la croisade de Christophe Colomb soit considérée comme la pire catastrophe de l’Histoire et que les gens de l’Observatoire se soient estimés, comme vous, moralement obligés de s’y opposer ? Le résultat, c’est notre histoire à nous : le pillage à outrance des Amériques et un monde quand même dominé par l’Europe. »
Tout le monde le regardait, réduit au silence.
« Qui peut dire si les changements opérés par ces gens n’ont pas abouti à une issue pire que celle qu’ils cherchaient à éviter ? » Kemal eut un sourire méchant. « L’orgueil de ceux qui veulent jouer les divinités ! Car c’est exactement ce qu’ils ont fait : ils ont joué à Dieu. À la Trinité, plus précisément. Et la colombe ! Quelle jolie touche ! Allez-y, regardez cette scène un millier de fois, gavez-vous-en ! Et, chaque fois que vous verrez ces mauvais comédiens qui se font passer pour les personnages de la Trinité afin de détourner Colomb de sa croisade et l’embarquer dans son voyage vers l’ouest qui a détruit un monde, j’espère que c’est vous que vous verrez ! Ce sont des gens comme vous qui sont responsables de toutes ces souffrances ! »
Hassan fit un pas en direction de Kemal, mais Tagiri s’interposa. « Vous pouvez avoir tort comme vous pouvez avoir raison, Kemal. Tout d’abord, je ne pense pas que leur but était seulement de détourner Colomb de sa croisade ; pour cela, il leur suffisait de lui ordonner d’en abandonner l’idée. Or ils lui annoncent qu’en cas d’échec les conséquences seraient désastreuses pour la chrétienté. Ce n’est pas cohérent avec l’hypothèse qu’ils s’efforcent d’effacer la conquête du monde musulman par les chrétiens.