— Ils ont très bien pu mentir, repartit Kemal, lui raconter ce qu’à leur sens il avait envie d’entendre pour l’obliger à leur obéir.
— Peut-être, fit Tagiri. Mais leur but était différent, à mon avis ; c’est autre chose qui se serait passé si Colomb n’avait pas eu sa vision. Et il faut découvrir quoi.
— Mais comment découvrir ce qui n’est pas arrivé ? » demanda Diko.
Tagiri sourit d’un air rosse à Kemal. « Je connais un homme doué d’une persévérance inflexible, d’une grande sagesse et capable de juger très vite. Il est tout désigné pour s’atteler au projet visant à déterminer ce que la vision avait pour but d’éviter, ou à quoi elle devait aboutir. Pour un motif que nous ignorons, les gens de cet autre avenir ont décidé d’envoyer Colomb vers l’ouest ; nous devons savoir pourquoi et il faut quelqu’un pour chapeauter ce projet. Or vous, Kemal, vous ne faites plus rien de productif, n’est-ce pas ? Vos jours de gloire sont derrière vous et vous en êtes réduit à expliquer aux autres que leurs rêves ne sont que de la gnognote. »
L’espace d’un instant, on put croire que Kemal allait la frapper, tant la critique était cruelle. Mais il ne leva pas la main et, au bout d’un long moment, il se retourna et sortit.
« Tu crois qu’il a raison, maman ? demanda Diko.
— Et, plus important, intervint Hassan, est-ce qu’il va nous faire des ennuis ?
— Je crois qu’il va prendre la tête du projet pour découvrir ce qui aurait pu se passer, répondit Tagiri. À mon avis, la question va le hanter, le harceler sans répit, et il finira par travailler avec nous.
— Le pied, murmura quelqu’un sèchement, et tout le monde éclata de rire.
— Kemal est un adversaire redoutable, mais c’est un allié irremplaçable, poursuivit Tagiri. Après tout, il a découvert l’Atlantide alors même que personne ne croyait à son existence. Il a retrouvé le déluge et Yewesweder. Et, si quelqu’un en est capable, il retrouvera ce qu’aurait pu être l’Histoire, ou du moins il nous en donnera un scénario plausible. » Et, avec un sourire radieux : « Nous autres les cinglés, nous sommes butés, déraisonnables et infréquentables, mais il existe une race de victimes consentantes qui acceptent malgré tout de travailler avec nous. »
Les autres s’esclaffèrent, mais bien peu estimaient que Kemal eût le moindre point commun avec leur Tagiri bien-aimée.
« Et je crois que nous sommes tous passés à côté d’un des aspects les plus importants de l’immense découverte de Diko. Oui, Diko : immense. » Tagiri promena son regard sur le groupe. « Vous voyez de quoi je parle ?
Naturellement, dit Hassan : la petite représentation de ces comédiens se faisant passer pour la Trinité démontre un fait sans l’ombre d’un doute : on peut intervenir sur le passé. S’ils ont pu y envoyer une vision, une vision montée de toutes pièces, eh bien, nous aussi.
Et peut-être, fit Tagiri, peut-être pourrons-nous faire encore mieux. »
Preuve
Selon le Popol Vuh, le livre sacré des Mayas, Xpiyacoc et Xmucane donnèrent le jour à deux fils qu’ils nommèrent Un-Hunahpu et Sept-Hunahpu. Un-Hunahpu grandit, devint un homme et il se maria ; son épouse, Xbaquiyalo, mit au monde deux fils, Un-Singe et Un-Artisan. Sept-Hunahpu ne grandit pas ; avant qu’il devînt un homme, son frère et lui furent sacrifiés sur le terrain de jeu de paume lorsqu’ils perdirent contre Un et Sept-Mort. La tête d’Un-Hunahpu fut placée au creux d’un calebassier qui n’avait jamais porté de fruits. Et, quand l’arbre en donna, ils ressemblaient à une tête, et la tête d’Un-Hunahpu se mit à ressembler aux fruits, si bien qu’ils étaient pareils.
Puis une jeune vierge du nom de Femme-de-Sang se présenta sur le terrain du sacrifice pour voir l’arbre, et elle parla à la tête d’Un-Hunahpu et la tête d’Un-Hunahpu lui parla. Quand elle toucha l’os de son crâne, il lui cracha sur la main et bientôt elle conçut un enfant. Sept-Hunahpu y consentit et il devint donc également le père de ce qui poussait dans son ventre.
Femme-de-Sang refusa de révéler à son père comment l’enfant était venu dans ses entrailles, car il était défendu d’approcher du calebassier où se trouvait la tête d’Un-Hunahpu. Outré qu’elle ait conçu un bâtard, son père la promit au sacrifice. Pour sauver sa propre vie, elle annonça aux Gardiens militaires de la Natte venus la tuer que l’enfant avait été engendré par la tête d’Un-Hunahpu. Ils ne voulurent plus alors la tuer, mais ils devaient rapporter son cœur à son père, Récolteur-de-Sang. Aussi Femme-de-Sang trompa-t-elle son père en remplissant un récipient de sève rouge de croton qui, en caillant, prit l’apparence d’un cœur. Tous les dieux de Xibalba se laissèrent duper par ce faux cœur.
Femme-de-Sang se rendit chez la veuve d’Un-Hunahpu, Xbaquiyalo, pour accoucher. Elle donna naissance à deux enfants, deux fils, qu’elle baptisa Hunahpu et Xbalanque. Xbaquiyalo n’aimait pas le bruit que faisaient les bébés et elle les fit chasser de chez elle. Ses fils, Un-Singe et Un-Artisan, ne désiraient pas de nouveaux frères, aussi les déposèrent-ils sur une fourmilière. Puis, voyant qu’ils ne mouraient pas, les grands frères les jetèrent aux ronces, mais les petits continuèrent à se bien porter. La haine entre les aînés et les puînés se maintint durant toutes les années qu’il fallut aux enfants pour devenir des hommes.
Les aînés étaient flûtistes, chanteurs, artistes, artisans et savants. Surtout, ils étaient savants. Ils savaient précisément, à leur naissance, ce qu’étaient leurs jeunes frères et ce qu’ils deviendraient, mais, par jalousie, ils n’en dirent rien à personne. Ce ne fut donc que justice lorsque, Hunahpu et Xbalanque les ayant par ruse fait monter dans un arbre, ils se transformèrent en singes et ne regagnèrent plus jamais le sol. Ensuite Hunahpu et Xbalanque, grands guerriers et grands joueurs de balle, allèrent régler le différend qui opposait leurs pères, Un et Sept-Hunahpu, aux dieux de Xibalba.
À la fin de la partie, Xbalanque dut sacrifier son frère Hunahpu. Il enveloppa le cœur de son frère dans une feuille, puis il dansa seul sur le terrain de jeu jusqu’à ce qu’enfin il crie le nom de son frère et que Hunahpu se lève d’entre les morts pour reprendre sa place auprès de lui. Ce que voyant, leurs deux adversaires, les grands seigneurs Un et Sept-Mort, exigèrent d’être eux aussi sacrifiés. Aussi Hunahpu et Xbalanque prirent-ils le cœur d’Un-Mort ; mais il ne ressuscita pas. Alors Sept-Mort, saisi de terreur, supplia qu’on le libère de sa demande ; et son cœur lui fut pris honteusement, sans courage et sans consentement. Et c’est ainsi que Hunahpu et Xbalanque vengèrent leurs pères, Un et Sept-Hunahpu, et réduisirent à néant la grande puissance des seigneurs de Xibalba.
Ainsi est-il dit dans le Popol Vuh.
Quand un troisième fils naquit à Dolores de Cristo Matamoro, elle se rappela les études qu’elle avait faites, plus jeune, sur la culture maya à Tekax, dans le Yucatân, et, comme elle ignorait qui était le père, elle lui donna le nom de Hunahpu. Si elle avait eu un autre fils, nul doute qu’elle l’eût appelé Xbalanque, mais, alors que Hunahpu apprenait encore à marcher, elle tomba du quai à la gare de San Andrés Tuxtla et se fit broyer par un train.
Hunahpu Matamoro ne tenait rien de sa mère à part son nom, et ce fut peut-être ce qui détermina son obsession à découvrir le passé de son peuple. Ses frères aînés devinrent des citoyens normaux de San Andrés Tuxtla : Pedro policier et Josemaria prêtre. Mais Hunahpu, lui, se plongea dans l’histoire des Mayas, des Mexicas, des Toltèques, des Zapotèques, des Olmèques, des grandes nations d’Amérique centrale et, quand il obtint des notes suffisantes à l’examen d’entrée lors de sa deuxième tentative, il intégra l’Observatoire et commença ses études pour de bon.