Depuis le début, son projet avait été de découvrir ce qu’il serait advenu de l’Amérique centrale sans la conquête espagnole. À la différence de Tagiri, à qui l’on passait toutes ses excentricités par la vertu de l’étiquette argentée sur son dossier, Hunahpu rencontra des résistances à chaque pas. « L’Observatoire du temps observe le passé, lui répétait-on. Nous ne spéculons pas sur ce qui serait arrivé si le passé ne s’était pas déroulé comme il s’est déroulé. Aucune vérification n’est possible et même si vos hypothèses étaient exactes, elles n’auraient aucune valeur. »
Pourtant, malgré les oppositions, Hunahpu persévéra. Il travaillait seul car aucun chercheur ne s’était joint à lui ; à vrai dire, il appartenait à une équipe qui étudiait les cultures zapotèques de la côte septentrionale de l’isthme de Tehuantepec dans les années qui avaient précédé l’arrivée des Espagnols. On l’avait assigné là parce qu’il s’agissait du projet officiel le plus proche de ses centres d’intérêt. Ses superviseurs n’ignoraient pas qu’il consacrait au moins autant de temps à ses recherches spéculatives qu’aux observations qui menaient à de véritables connaissances, mais ils étaient patients. Ils espéraient qu’avec le temps sa manie de vouloir découvrir l’indécouvrable finirait par lui passer. Tant que sa contribution au projet sur les Zapotèques demeurait satisfaisante… ce qu’elle était, tout juste.
Puis un jour on apprit la nouvelle de l’« Intrusion ». Un observatoire d’un avenir parallèle avait envoyé une vision à Christophe Colomb, une vision qui l’avait détourné de son rêve de croisade pour libérer Constantinople et l’avait mené jusqu’en Amérique. C’était stupéfiant ; et, pour un Indien comme Hunahpu, c’était aussi monstrueux. Comment avaient-ils osé faire ça ! Car il avait aussitôt compris ce que les Intrus avaient voulu empêcher, et ce n’était certes pas la victoire des chrétiens sur l’islam.
Quelques semaines plus tard, des rumeurs commencèrent à circuler et à devenir crédibles à force de répétitions : l’illustre Kemal mettait sur pied un nouveau projet. Pour la première fois, l’Observatoire essayait d’extrapoler à partir du passé ce qu’aurait été l’avenir si tel événement ne s’était pas produit. Pourquoi créer une équipe là-dessus ? s’étonna Hunahpu. Il savait pouvoir répondre en un rien de temps à toutes les questions de Kemal ; si l’un des collaborateurs de Kemal lisait le moindre des articles qu’il avait rédigés et mis à disposition sur les réseaux, il comprendrait que la réponse était là, sous leur nez, le travail déjà tout mâché, et qu’il suffisait de quelques années pour en combler les rares lacunes.
Hunahpu attendit : Kemal allait lui écrire, ou bien il jetterait un coup d’œil à ses travaux sur les conseils d’un superviseur de l’Observatoire, ou bien encore Hunahpu se ferait réaffecter au projet de Kemal. Mais la réaffectation ne venait pas, la lettre ne venait pas et les supérieurs de Hunahpu ne paraissaient pas s’apercevoir que le meilleur assistant de Kemal serait ce jeune fainéant de Maya qui œuvrait sans enthousiasme à leur projet de collecte de données.
Alors Hunahpu comprit : il n’avait pas seulement la résistance de certains à surmonter, mais aussi leur dédain. Ses travaux étaient l’objet d’un tel mépris que nul n’y songeait, aucune rumeur n’en avait circulé et, lorsqu’il y regarda de plus près, il découvrit qu’aucun des articles qu’il avait envoyés sur les réseaux n’avait jamais été téléchargé par quiconque.
Mais Hunahpu n’était pas du genre à désespérer. Au contraire, il redoubla d’efforts car il savait que la seule façon de passer outre à la barrière du mépris, c’était de produire un ensemble de preuves tellement irréfutables que Kemal serait forcé de les prendre en considération. Et, s’il le fallait, Hunahpu était prêt à les lui apporter personnellement, en court-circuitant les procédures normales, à l’instar de Kemal lui-même lors de sa rencontre déjà légendaire avec Tagiri. Naturellement, il y avait une différence : Kemal était quelqu’un de célèbre, avec à son actif des succès reconnus, si bien qu’on l’avait reçu à bras ouverts même si son message avait fait grincer des dents ; Hunahpu, lui, n’avait rien découvert – rien en tout cas de publiquement reconnu – et il était du coup bien peu probable que Kemal accepte de le recevoir ou de s’intéresser à ses recherches. Pourtant, cela ne l’arrêta pas ; il s’accrocha, rassembla patiemment ses preuves, écrivit de minutieuses analyses sur les résultats de ses travaux, tout en maudissant chaque instant qu’il devait passer à noter les détails de fabrication des embarcations maritimes des Zapotèques littoraux entre 1510 et 1524.
Ses frères aînés, le policier et le prêtre, qui n’étaient pas bâtards, eux, et le traitaient avec condescendance, finirent par s’inquiéter. Ils vinrent le voir au centre d’Observation de San Andrés Tuxtla, où Hunahpu obtint l’usage d’une salle de conférence pour les recevoir, étant donné le manque d’intimité de son cabinet.
« Tu n’es jamais chez toi, dit le policier. Quand je t’appelle, tu ne réponds jamais.
— Je travaille, répondit Hunahpu.
— Tu n’as pas bonne mine, fit le prêtre. Et, quand nous avons parlé de toi à ton superviseur, elle nous a confié que tu n’étais pas très productif, toujours à tes projets sans intérêt.
— Vous avez parlé de moi à mon superviseur ? » Il ne savait pas s’il devait s’agacer de cette ingérence ou se réjouir de ce que ses frères s’intéressent à ce point à lui.
« Pour ne rien te cacher, c’est elle qui est venue nous trouver, expliqua le policier, qui disait toujours la vérité, même quand elle était un peu gênante. Elle voulait savoir si nous pourrions t’inciter à renoncer à ta marotte ridicule de l’avenir perdu des Indiens. »
Hunahpu regarda ses frères d’un air triste.
« Je ne peux pas.
— C’est bien ce que nous pensions, fit le prêtre. Mais quand l’Observatoire t’aura mis dehors, que feras-tu ? Quelles qualifications as-tu ?
— Nous n’avons ni l’un ni l’autre assez d’argent pour subvenir à tes besoins, renchérit le policier, ni même pour t’offrir plus de quelques repas par semaine, bien que ce soit de grand cœur, par égard pour notre mère.
— Merci, dit Hunahpu. Vous m’avez aidé à clarifier mes idées. »
Ils s’apprêtèrent à partir ; le policier, qui était l’aîné et qui, enfant, avait battu Hunahpu moitié moins souvent que le prêtre, s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Il avait une expression de regret.
« Tu ne vas rien changer, n’est-ce pas ?
— Si : je vais me dépêcher de finir avant de me faire virer de l’Observatoire. »
Le policier secoua la tête. « Pourquoi faut-il donc toujours que tu réagisses comme… comme un Indien ? »
Le sens de la question échappa un instant à Hunahpu. « Parce que je suis indien, tiens !
— Mais nous aussi, Hunahpu !
— Vous ? Josemaria et Pedro ?
— Nos noms sont espagnols, et alors ?
— Et votre sang s’est dégénéré dans le sang espagnol, et vous faites des métiers d’Espagnols dans des villes espagnoles.
— Dégénéré ? fit le policier. Notre sang est…
— Je ne sais pas qui était mon père, le coupa Hunahpu, mais il était maya, comme maman. »
Le policier se renfrogna. « Tu regrettes de m’avoir pour frère, je vois.
— Je suis fier d’être ton frère ! s’exclama Hunahpu, consterné d’être mal compris. Je ne veux pas me disputer avec toi ! Mais je veux aussi savoir ce que mon peuple – notre peuple – serait devenu sans la conquête espagnole. »