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Le prêtre réapparut derrière le policier. « Il aurait continué à se rougir les mains du sang des offrandes humaines, à torturer et à s’automutiler, sans connaître le nom du Christ !

— Merci d’avoir pris la peine de vous déplacer, dit Hunahpu. Je me débrouillerai.

— Viens manger chez moi ce soir, dit le policier.

— Merci ; un autre jour, c’est promis. »

Ses frères partis, Hunahpu s’installa devant son ordinateur et adressa un message à Kemal, sans aucun espoir qu’il le lise : il y avait des milliers de personnes sur le réseau de l’Observatoire, bien trop pour qu’un homme comme Kemal s’intéresse à un courrier de troisième catégorie envoyé par un obscur collecteur de données du projet Zapotèque. Pourtant, il devait le contacter coûte que coûte, sans quoi ses travaux n’auraient servi à rien. Il rédigea donc un message le plus provocateur possible et le transmit à tous les membres du projet Colomb, en souhaitant que l’un d’eux jette un coup d’œil sur un courrier de troisième priorité et s’en intrigue assez pour le signaler à Kemal. Voici ce qu’il écrivit :

Kemal : Colomb a été choisi parce que c’était le plus grand homme de son temps, celui qui avait rompu l’échine de l’islam. On l’a envoyé vers l’ouest pour éviter la plus grande calamité de l’histoire humaine : la conquête de l’Europe par les Tlaxcaltèques. Je peux le prouver. On n’a prêté aucune attention à mes articles, comme ce serait sûrement arrivé aux vôtres si vous n’aviez pas trouvé de preuves de la réalité de l’Atlantide dans les vieilles archives météo du ChronoRéel I. Il n’y a pas d’archives sur la conquête de l’Europe par les Tlaxcaltèques, mais la preuve existe bel et bien. Répondez-moi et vous vous épargnerez des années de travail ; ne me répondez pas et je n’insisterai pas.

Hunahpu Matamoro.

Columbus n’était guère fier de la raison pour laquelle il avait épousé Felipa. Dès qu’il avait mis le pied à Lisbonne, il avait compris que son statut de marchand étranger ne le rapprocherait pas d’un iota de son but. Il y avait une colonie de commerçants génois dans la capitale portugaise et Columbus s’était aussitôt intégré à leurs affaires. Pendant l’hiver 1476, il participa à un convoi qui faisait route vers les Flandres, puis l’Angleterre et enfin l’Islande. Moins d’une année plus tôt, il se lançait dans un périple similaire, plein d’espoir et de rêves ; à présent qu’il se trouvait dans les ports qu’il aurait dû visiter alors, il avait du mal à se concentrer sur les opérations qui l’y amenaient. À quoi lui servait de se mêler du commerce entre les cités d’Europe ? Dieu lui avait confié une mission infiniment plus élevée. Cela eut pour résultat que, s’il réussit à tirer des bénéfices de ces voyages, il fut loin de se distinguer. En Islande, cependant, il apprit quelque chose qui lui parut utile : il entendit les marins parler de terres, pas très loin vers l’ouest, où avaient vécu des colonies florissantes de Normands ; néanmoins. Dieu lui avait ordonné de naviguer au sud pour aller vers l’occident et de ne passer par le nord qu’au retour : ces terres dont parlaient les Islandais n’étaient donc pas les grands royaumes de l’Orient, c’était évident.

Il devait trouver le moyen de monter une expédition afin d’explorer l’océan en direction de l’ouest. Plusieurs de ses voyages commerciaux le menèrent aux Açores et à Madère – les Portugais n’autorisaient pas les étrangers à dépasser ces seuils pour naviguer dans les eaux africaines, mais ils les accueillaient à bras ouverts s’ils venaient à Madère acheter l’or et l’ivoire d’Afrique ou aux Açores se fournir en ravitaillement à des prix exorbitants. De ses contacts dans ces îles, Columbus savait que de grandes expéditions passaient tous les quelques mois par Madère à destination de l’Afrique. Ce continent ne menait à rien d’intéressant – mais les flottes, elles, Columbus les convoitait. Il fallait qu’il obtienne le commandement de l’une d’elles pour la conduire à l’ouest et non au sud. Mais quel espoir avait-il d’y parvenir ?

À Gênes, au moins, son père avait des liens de loyauté avec les Fieschi, qu’il aurait pu exploiter. Au Portugal, toute navigation, toute expédition se trouvait sous le contrôle direct de la Couronne. La seule façon d’obtenir des vaisseaux, des équipages et des subventions pour un voyage d’exploration, c’était de faire appel au roi et, en tant que Génois d’extraction commune, Columbus avait peu d’espoir de recevoir une réponse positive.

Né sans attaches familiales au Portugal, il n’avait qu’un moyen de s’en tisser, et se marier dans une famille aux relations profitables, alors qu’il n’avait ni fortune ni perspective d’avenir, constituait un projet des plus difficiles à réaliser. Il lui fallait une famille à la frange de la noblesse et plutôt sur la pente descendante : des arrivistes chercheraient à s’élever en se mariant au-dessus de leur position ; une maison sur le déclin, surtout une branche cadette avec des filles difficiles à caser et peu de fortune, porterait sur un aventurier étranger comme Columbus un regard… peut-être pas favorable, mais au moins tolérant. Ou encore résigné.

Fut-ce d’avoir frôlé la mort dans l’océan ou parce que Dieu souhaitait lui donner un aspect plus distingué ? toujours est-il que les cheveux roux de Columbus se mirent à blanchir rapidement et, avec son visage juvénile et son corps vigoureux, son allure faisait tourner bien des têtes. Chaque fois qu’il ne voyageait pas pour ses affaires, dans le but de faire son chemin dans un métier qui donnait encore la faveur aux Portugais d’origine, il se faisait un devoir de se rendre à l’église de Tous-les-Saints, où les filles à marier, dont les familles n’avaient pas les moyens de s’offrir leur propre prêtre à domicile, étaient amenées sous haute surveillance pour entendre la messe, communier et se confesser.

C’est là qu’il vit Felipa, ou plutôt fit en sorte qu’elle le vît. Il s’était discrètement renseigné sur plusieurs jeunes dames et celle-ci s’avérait prometteuse. Son père, le gouverneur Perestrello, avait été un personnage de quelque distinction et d’une certaine influence, avec de vagues prétentions à la noblesse, que nul ne lui avait contestées de son vivant parce qu’il avait fait partie des jeunes navigateurs formés par le prince Henri et qu’il avait pris part avec éclat à la conquête de Madère. En récompense, il avait été fait gouverneur de la petite île de Porto Santo, bout de terre presque dépourvu d’eau douce et sans grande valeur, sinon celle du prestige qu’il lui conférait à Lisbonne. Aujourd’hui décédé, il n’était pourtant pas oublié, et l’homme qui épouserait sa fille aurait la possibilité de connaître des navigateurs et de prendre des contacts à la cour qui pourraient finalement le conduire devant le roi.

Le frère de Felipa occupait toujours le poste de gouverneur de l’île, et sa mère, dona Moniz, régnait sur la famille – y compris sur le frère – avec une main de fer. C’était à elle, non à Felipa, que Columbus devait faire bonne impression ; mais d’abord il devait attirer l’attention de la fille, ce qui ne présentait guère de difficulté : on entendait souvent raconter le récit de la fameuse bataille entre la flotte marchande génoise et le pirate français Coullon et de l’effort surhumain qu’avait dû fournir Columbus pour atteindre la côte. Celui-ci veillait d’ailleurs toujours à récuser tout héroïsme de sa part : « Je n’ai fait que lancer des récipients d’huile et mettre le feu à des navires, le mien compris. Des hommes plus courageux et plus nobles que moi se sont battus, eux, et ont péri. Et pour finir… j’ai nagé. Si les requins m’avaient trouvé appétissant, je ne serais pas ici. Est-ce de l’héroïsme, cela ? » Mais, il le savait très bien, cette attitude d’autodérision, dans une société où se pavaner tenait du mode de vie, était celle qu’il fallait prendre : les gens adorent écouter les rodomontades d’un garçon du pays parce qu’ils aiment à le voir grand, mais l’étranger doit se défendre de toute vertu exceptionnelle – c’est ainsi qu’il gagnera le cœur de ses concitoyens adoptifs.