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Le stratagème fonctionna : Felipa entendit parler de lui et, à l’office, il surprit son regard posé sur lui et s’inclina dans sa direction. Elle rougit et détourna le visage. Elle était assez quelconque ; son père était un guerrier et sa mère avait tout d’une forteresse – leur fille avait la brusquerie du père et l’impressionnante compacité de la mère. Pourtant, il y avait un soupçon de grâce et d’humour dans son sourire lorsqu’elle se retourna vers lui, la rougeur obligatoire passée. Elle savait que c’était un jeu auquel ils se livraient tous deux et elle n’en avait cure ; après tout, en tant que parti elle n’était pas au premier rang et, si l’homme qui la courtisait était un Génois ambitieux qui voulait se servir de ses relations familiales, en quoi était-ce différent du sort des filles issues de maisons plus aisées sollicitées par d’ambitieux seigneurs qui cherchaient à mettre la main sur leur fortune ? Une femme bien née ne devait pas compter se faire épouser pour ses beaux yeux – ils n’avaient guère d’influence sur le prix demandé, du moment qu’elle était vierge ; et cette valeur familiale-là, du moins, avait été bien protégée.

L’échange de regards à l’église déboucha sur une visite chez le sieur Perestrello, où dona Moniz reçut Columbus cinq fois avant de lui permettre de rencontrer Felipa, et seulement après qu’on eut pratiquement conclu l’accord de mariage. Il fut entendu que Columbus devrait cesser d’exercer ouvertement son métier : ses voyages ne devaient plus avoir un caractère aussi manifestement commercial, et son frère Bartolomé, venu de Gênes le rejoindre, deviendrait propriétaire de la boutique de cartes que Columbus avait créée. Le nouveau marié serait seulement un gentilhomme qui s’y arrêtait de temps en temps pour conseiller son frère le marchand. Ce qui convenait à l’un comme à l’autre.

Enfin, Columbus fit officiellement la connaissance de Felipa et le mariage eut lieu peu après. Dona Moniz savait parfaitement quel était le but de l’aventurier génois, du moins le croyait-elle, et, elle n’en douta pas un instant, à peine aurait-il pris pied dans la société courtisane qu’il se mettrait à entretenir des liaisons avec des maîtresses plus jolies – et plus riches – afin d’obtenir des contacts encore plus profitables à la cour. Mille fois elle avait rencontré ce genre d’hommes et elle n’était pas dupe. Aussi, juste avant la cérémonie nuptiale, créa-t-elle la surprise en annonçant que son fils, le gouverneur de Porto Santo, avait invité Felipa et son nouvel époux à demeurer avec lui sur l’île. Dona Moniz les accompagnerait, naturellement : plus rien ne la retenait à Lisbonne alors que sa chère fille Felipa et son fils adoré le gouverneur – toute sa famille, et peu importaient ses autres filles mariées – résidaient à des centaines de milles de là, en plein océan Atlantique. En outre, les îles de Madère bénéficiaient d’un climat plus chaud et plus salubre.

Felipa trouva l’idée merveilleuse, bien entendu – elle avait toujours beaucoup aimé l’île – mais, à l’étonnement de dona Moniz, Columbus accepta lui aussi l’invitation avec enthousiasme. Il parvint à dissimuler son amusement devant l’air déconfit de sa belle-mère ; s’il avait envie d’y aller, c’est qu’il devait y avoir une faille dans le plan – telles étaient ses réflexions, il le savait. Mais cela tenait à ce qu’elle ignorait tout de ses objectifs. Il était au service de Dieu et, bien qu’il lui faille un jour se présenter à la cour afin d’obtenir l’approbation royale pour son voyage vers l’ouest, des années passeraient avant qu’il soit prêt à défendre sa cause. Il avait besoin d’expérience : il avait besoin de cartes et de livres ; il avait besoin de temps pour réfléchir et préparer ses plans. Dona Moniz, la pauvre, ne se rendait pas compte que Porto Santo se trouvait exactement sur la route maritime des flottes portugaises le long de la côte africaine. Toutes faisaient relâche à Madère et, là, Columbus aurait l’occasion d’en apprendre beaucoup sur la façon de conduire une expédition, de cartographier des territoires inconnus, de naviguer sur de longues distances sur des mers inexplorées. Le sieur Perestrello, feu le père de Felipa, s’était constitué une bibliothèque réduite mais de qualité à Porto Santo, et Columbus y aurait accès ; ainsi, s’il parvenait à assimiler un peu du savoir-faire portugais en matière de navigation, si Dieu le menait à des renseignements secrets durant son examen des anciens écrits, peut-être découvrirait-il des éléments encourageants sur son futur voyage vers l’occident.

La traversée fut rude pour Felipa. Elle n’avait pourtant jamais eu le mal de mer et, lorsqu’ils arrivèrent à Porto Santo, dona Moniz avait acquis la conviction qu’elle et Columbus avaient déjà conçu un enfant ; de fait, neuf mois plus tard, Diego vint au monde. Felipa mit longtemps à se remettre de sa grossesse et de son accouchement, mais, dès qu’elle en eut la force, elle se consacra à son fils. Sa mère portait sur cette attitude un regard quelque peu désapprobateur – il y avait des nourrices pour cela – mais ne pouvait guère la lui reprocher : il était vite devenu évident que Felipa n’avait plus que son fils au monde. Son époux ne paraissait guère rechercher sa compagnie et semblait même guetter la moindre occasion de quitter l’île – mais non pas pour gagner la cour : pour essayer d’embarquer à bord de n’importe quel bateau qui partait le long des côtes d’Afrique.

Mais plus il suppliait, moins il était plausible qu’il obtienne gain de cause : il était génois après tout, et plus d’un capitaine songeait que Columbus avait fort bien pu se marier dans une famille de navigateurs avec pour seul but d’étudier les côtes africaines, à la suite de quoi il mettrait les navires italiens en concurrence avec les portugais. C’était naturellement intolérable. Il n’était donc pas question de laisser Columbus arriver à ses fins.

Voyant son époux si frustré, Felipa commença de harceler sa mère pour qu’elle fît un geste pour son Cristovao. Il adore la mer, dit-elle. Il rêve de grands voyages. Ne pouvez-vous rien faire pour lui ?

Alors elle emmena son beau-fils dans la bibliothèque de feu son époux et lui ouvrit les coffres aux cartes, les armoires aux livres précieux. La reconnaissance qu’en ressentit Columbus fut presque palpable. Pour la première fois, elle envisagea qu’il fût sincère – que la côte africaine ne l’intéressât guère et qu’il ne fût attiré que par la navigation, le plaisir de voyager.

De ce moment, Columbus passa le plus clair de son temps absorbé dans les livres et les cartes. Naturellement, il n’y avait rien sur l’océan occidental, car ceux qui s’étaient aventurés au-delà des Açores, des Canaries ou des îles du Cap-Vert n’étaient jamais revenus. Columbus apprit néanmoins que les voyageurs portugais dédaignaient de serrer la côte africaine ; ils s’éloignaient au large où ils trouvaient de meilleurs vents et des eaux plus profondes, jusqu’à ce que leurs instruments indiquent qu’ils avaient atteint le seuil méridional de leur précédente expédition ; alors ils faisaient voile vers la terre à l’est, dans l’espoir que, cette fois, ils avaient dépassé l’extrémité sud de l’Afrique et allaient trouver une route qui les mènerait à l’orient, vers les Indes. C’était cette navigation en pleine mer qui avait conduit les marins portugais à Madère puis aux îles du Cap-Vert. Certains aventuriers de l’époque avaient imaginé qu’il existait d’autres chapelets d’îles vers l’ouest et s’y étaient dirigés, mais ces voyages tournaient toujours à la déception ou à la tragédie, et nul ne croyait plus qu’il pût y avoir de nouvelles îles à l’ouest ni au sud.