Columbus, lui, était incapable de rejeter catégoriquement ces anciennes rumeurs qui avaient poussé des marins à chercher des îles occidentales ; il dévora le récit d’un marin retrouvé mort sur une plage des Açores, ou des Canaries, ou du Cap-Vert, dans la chemise duquel était cachée une carte détrempée qui indiquait à l’occident des îles que son navire avait atteintes avant de sombrer, les histoires de bois flottés issus d’essences inconnues, de vols d’oiseaux terrestres aperçus loin vers le sud ou l’ouest, de cadavres de noyés au visage plus rond qu’aucune race d’Europe, sombres de peau sans être aussi noirs que les Africains. Tous ces textes dataient d’un autre temps et Columbus savait qu’ils exprimaient les rêves d’une brève époque. Mais il savait aussi ce que tous ignoraient : que Dieu l’avait choisi pour découvrir les grands royaumes de l’Orient en faisant route à l’ouest, ce qui signifiait que ces légendes n’étaient pas seulement des rêves, qu’elles étaient peut-être fondées.
Même dans ce cas, cependant, elles ne suffiraient pas à convaincre ceux dont le rôle consistait à décider de subventionner ou non une expédition vers l’ouest. Pour persuader le roi, il faudrait d’abord persuader les érudits de sa cour, ce qui nécessiterait des preuves sérieuses, autres que des rumeurs colportées par les marins. Pour cela, le véritable trésor de Porto Santo, c’était les livres, car Perestrello avait eu la passion de la géographie et il possédait des traductions de Ptolémée en latin.
Toutefois, Ptolémée ne fut guère utile à Columbus : il tenait qu’il y avait cent quatre-vingts degrés de la pointe occidentale de l’Europe à l’extrémité orientale de l’Asie, soit la moitié de la circonférence de la terre. Un voyage à travers une telle étendue était irréalisable : aucun navire ne saurait transporter assez de vivres ni les conserver assez longtemps pour couvrir ne fût-ce que le quart de cette distance.
Et pourtant Dieu lui avait dit qu’il pouvait atteindre l’Orient en mettant cap à l’ouest ; par conséquent, Ptolémée devait se tromper, et pas de peu : il devait avoir totalement, irrémédiablement tort. Et Columbus devait trouver le moyen d’en faire la preuve afin qu’un roi lui donne la permission d’emmener des vaisseaux vers l’ouest pour accomplir la volonté de Dieu.
Il aurait été plus simple, disait-il dans ses prières intérieures à la Sainte-Trinité, d’envoyer un ange porter un message au roi du Portugal. Pourquoi m’avoir choisi, moi ? Personne ne voudra m’écouter !
Mais, comme Dieu ne lui répondait pas, Columbus continuait à réfléchir, à étudier et à s’efforcer d’imaginer comment prouver ce qu’il savait exact sans que personne ne l’ait deviné : que le monde était beaucoup plus petit, l’ouest et l’est beaucoup plus proches l’un de l’autre que ne le croyaient les anciens. Or la seule autorité que les savants accepteraient étant les écrits des anciens, Columbus devait dénicher quelque part des écrivains de l’antiquité qui auraient découvert ce qu’il savait vrai de la dimension du monde. Il mit le doigt sur quelques idées utiles dans l’Imago Mundi du cardinal d’Ailly, abrégé des travaux d’auteurs antiques dans lequel il apprit que Marinus de Tyr avait estimé l’étendue du grand continent terrestre, non pas à cent quatre-vingts degrés, mais à deux cent vingt-cinq, ce qui n’en laissait plus que cent trente-cinq à l’océan. Cela restait encore très excessif mais c’était prometteur. Et qu’importait si Ptolémée avait vécu et écrit après Marinus de Tyr, s’il avait examiné les chiffres de son prédécesseur pour mieux les réfuter ? Marinus proposait une image du monde qui apportait de l’eau au moulin de Columbus, par conséquent il représentait une autorité plus fiable. Il trouva également des références utiles chez Aristote, Sénèque et Pline.
Puis Columbus prit conscience que ces auteurs antiques ignoraient tout des découvertes de Marco Polo sur la route du Cathay. En se fondant sur elles, il fallait additionner vingt-huit degrés de terre ferme et trente pour la distance qui séparait le Cathay de la nation insulaire de Cipango, et, du coup, il ne restait plus que soixante-dix-sept degrés d’océan à traverser. Ensuite on soustrayait à ce chiffre neuf degrés, correspondant à un point de départ situé dans les Canaries, les îles du sud-ouest qui paraissaient le meilleur site pour se lancer dans le voyage voulu par Dieu ; et la flotte de Columbus n’aurait plus que soixante-huit degrés d’océan à franchir.
C’était encore trop ; mais il y avait sûrement des erreurs dans les récits de Marco Polo, dans les calculs des anciens. Allez, ôtons huit degrés et arrondissons à soixante ! Néanmoins, le trajet demeurait impossible : un sixième de la circonférence de la Terre entre les Canaries et Cipango, cela signifiait un voyage de trois mille milles sans port où se ravitailler. Columbus pouvait bien tourner et retourner les textes des anciens dans tous les sens, impossible de leur faire étayer ce qu’il savait être la vérité : il suffisait de quelques jours, à la rigueur de quelques semaines, pour rallier à partir de l’Europe les grands royaumes de l’Orient. Il devait pourtant exister d’autres données géographiques, un auteur auquel il n’aurait pas pensé peut-être, ou bien un élément qu’il aurait négligé, enfin quelque chose qui inciterait les savants de Lisbonne à prendre sa requête en considération et à conseiller au roi Joào de lui donner le commandement d’une expédition.
Pendant ce temps, Felipa était manifestement en proie à la frustration et à la perplexité. Columbus se rendait vaguement compte qu’elle voulait partager davantage de son temps et de ses pensées, mais il ne parvenait pas à s’intéresser aux futilités qui la passionnaient alors que Dieu lui avait confié une mission surhumaine. Il ne s’était pas marié avec elle pour jouer les hommes d’intérieur et il le lui dit clairement ; il avait de grandes œuvres à accomplir, mais il ne put lui expliquer de quoi il s’agissait ni qui lui avait imposé cette tâche parce qu’il n’en avait pas le droit. Alors, Felipa devint de plus en plus triste tandis qu’il s’exaspérait chaque jour davantage de son avidité à le garder auprès d’elle.
Pour en avoir été prévenue d’innombrables fois. Felipa savait les hommes exigeants et volages ; mais quid de son mari ? Elle était la seule femme disponible pour lui et Diego aurait dû avoir un petit frère ou une petite sœur ; pourtant Columbus ne paraissait nourrir nul désir d’elle. « Il est toujours fourré dans ses cartes et ses vieux livres, se plaignait-elle à sa mère, ou bien avec des pilotes, des navigateurs et des gens qui ont eu ou qui pourraient avoir l’oreille du roi. »
Tout d’abord, dona Moniz lui recommanda la patience : l’insatiable concupiscence des hommes finirait par saper l’indifférence apparente de Columbus. Mais, comme rien ne se passait, elle consentit à ce que la maisonnée déménage de Porto Santo, îlot fort à l’écart, pour une résidence que possédait la famille à Funchal, la plus grande ville de l’île principale de l’archipel de Madère. Si Columbus pouvait ainsi mieux satisfaire sa passion de la mer, peut-être reviendrait-il à Felipa.
Hélas, il ne s’en consacra que plus ardemment à l’océan et devint un des personnages les plus connus du port de Funchal. Nul bateau n’entrait au port sans que Columbus ne trouvât bientôt le moyen de monter à bord, de lier connaissance avec le capitaine et le navigateur, de noter la quantité de vivres embarqués et leur durée estimée, bref de tout observer.