« Si c’est un espion, dit un jour un capitaine à dona Moniz, la veuve de son vieil ami Perestrello, il est fort maladroit : si vous voyiez avec quelle franchise, quel empressement il recueille ses renseignements ! Non, je crois qu’il aime la mer, tout simplement, et qu’il regrette de n’être pas né portugais pour se joindre aux grandes expéditions.
— Mais il n’est pas portugais et c’est donc impossible, insista dona Moniz. Pourquoi ne se résigne-t-il pas ? Il mène une vie agréable avec ma fille, ou du moins il la mènerait s’il faisait un tant soit peu attention à elle. »
Le vieux marin se mit à rire. « Quand un homme a la mer dans le sang, que peut lui proposer une femme ? Qu’est-ce qu’un enfant pour lui ? Le vent est sa femme, les oiseaux ses enfants.
— Pourquoi le maintenez-vous dans ces îles ? Il est constamment entouré par l’océan sans pouvoir naviguer librement. Il est génois, il n’aura donc jamais le droit de s’aventurer dans les nouvelles eaux africaines. Mais pourquoi ne pas le laisser participer à des convois de commerce à destination d’autres ports – ou plutôt, l’y aider ?
— Vous appréciez, je vois, cet individu aux cheveux blancs qui donne à ma fille le sentiment d’être veuve.
— Veuve ? À moitié peut-être ; car il est trois types d’hommes en ce monde : les vivants, les morts et les marins. Vous devriez le savoir : votre époux était l’un de nous.
— Mais il a renoncé à la mer et il est resté à la maison.
— Et il est mort, fit le gentilhomme avec une brutale franchise. Votre Felipa a un fils, n’est-ce pas ? Eh bien, que son mari s’en aille maintenant gagner la fortune qu’il transmettra un jour à votre petit-fils. Il est évident que vous le tuez à petit feu en l’obligeant à rester ici. »
Et ainsi, deux ans après leur arrivée dans les îles de Madère, dona Moniz déclara enfin qu’il était temps de rentrer à Lisbonne. Columbus empaqueta les cartes et les ouvrages de son beau-père et prépara le voyage avec ardeur ; pourtant, il savait dans le même temps que, pour Felipa, l’espoir s’amenuisait. Le trajet jusqu’à Porto Santo avait été affreux pour elle, alors que son mariage, tout récent à l’époque, la remplissait d’espérance ; cette fois, elle ne serait pas enceinte, mais elle avait renoncé à connaître le bonheur avec Columbus. Le pire de tout, c’était que plus il se montrait distant, plus elle s’acharnait à l’aimer ; elle l’entendait parler à d’autres hommes, et sa voix, sa passion, ses manières l’ensorcelaient ; elle le regardait se plonger dans des livres dont elle ne comprenait pas le premier mot et elle s’émerveillait de son esprit remarquable : il écrivait dans les marges – il osait ajouter ses mots à ceux des anciens ! Il vivait dans un monde où elle ne pénétrerait jamais bien qu’elle en mourût d’envie. Emmène-moi dans ce monde inconnu, lui disait-elle intérieurement. Mais le silence par lequel il lui répondait ne traduisait nul désir, ou bien ce désir ne les incluait pas, elle et le petit Diego. Aussi ne se faisait-elle pas d’illusions : revenir à Lisbonne ne la rapprocherait pas de Columbus ; elle ne s’en éloignerait pas non plus. Elle ne le toucherait jamais, jamais réellement. Elle avait son enfant, mais plus elle désirerait l’homme lui-même, plus elle chercherait à l’atteindre, plus il la repousserait ; et, en même temps, si elle cessait tout effort, il ne lui prêterait plus la moindre attention. De tous les chemins qui s’offraient à elle, aucun ne menait au bonheur.
Columbus s’en rendait compte. Il n’était pas aussi aveugle à ses aspirations qu’elle le croyait. Mais il n’avait pas le temps de la rendre heureuse. Si elle avait su se satisfaire de partager son lit et sa compagnie lorsqu’il était las de ses études, il aurait peut-être pu lui donner quelque chose. Mais elle exigeait tellement davantage ! Qu’il s’intéresse – non, qu’il manifeste de l’extase au moindre exploit de l’incompréhensible Diego ! Qu’il se passionne pour les bavardages des femmes, qu’il admire ses travaux d’aiguille, qu’il donne son avis sur le tissu qu’elle avait choisi pour sa nouvelle robe, qu’il intervienne auprès d’un serviteur paresseux et insolent ! S’il s’occupait de tout cela, il la rendrait heureuse, il le savait ; mais ce serait l’encourager à lui faire perdre son temps avec d’autres balivernes du même acabit et il avait des chats autrement importants à fouetter. Aussi se détournait-il d’elle, sans désir de la blesser et la blessant pourtant par là même, parce qu’il devait trouver le moyen d’accomplir la mission que lui avait confiée Dieu.
Durant le voyage de retour au Portugal, Felipa eut moins le mal de mer qu’à l’aller, mais elle garda pourtant le lit, l’œil éteint, entre les quatre cloisons de sa minuscule cabine. Et de ce mal du cœur elle ne devait jamais se remettre. Même à Lisbonne, où dona Moniz espérait que ses anciennes amies lui rendraient sa joie de vivre, Felipa consentit rarement à mettre le pied dehors. Elle se consacrait entièrement à Diego et passait le reste de son temps à errer comme un fantôme dans sa propre maison. Lorsque Columbus était en voyage ou en ville pour affaires, elle arpentait les couloirs comme si elle le cherchait ; lorsqu’il était présent, il lui fallait des jours pour rassembler le courage d’engager une conversation avec lui ; et qu’il l’écoute poliment ou lui demande sèchement de le laisser tranquille se concentrer sur son travail, le résultat était toujours le même ; elle allait se jeter sur son lit en pleurant parce qu’elle n’avait pas de place dans l’existence de son époux et qu’elle ne voyait pas comment s’en faire une ; elle ne l’en aimait alors qu’avec plus d’acharnement et se persuadait encore davantage que c’était une tare chez elle qui empêchait Columbus de l’aimer.
La pire souffrance, c’était quand il se faisait accompagner d’elle à quelque soirée musicale, à la messe ou lors d’un dîner à la cour car, elle le savait, si les aristocrates de Lisbonne acceptaient Columbus parmi eux, cela tenait uniquement à son union avec elle ; il avait donc besoin d’elle en ces occasions et ils devaient tous deux jouer la comédie des époux, alors qu’elle était à deux doigts d’éclater en larmes et de hurler à la cantonade que son mari ne l’aimait pas, qu’il couchait avec elle peut-être une fois par semaine, deux fois dans le mois, et que même en ces moments c’était sans véritable affection. Si elle s’était laissée aller à un tel éclat, elle aurait peut-être été surprise de l’étonnement des femmes alentour – non pas devant sa relation avec son mari, mais de ce qu’elle y trouvât à redire. À peu de chose près, la plupart vivaient la même avec leur époux : hommes et femmes vivaient dans des mondes séparés ; ils ne se rencontraient que dans le lit pour faire des enfants et lors des occasions publiques pour souligner leurs positions respectives dans la société. Qu’y avait-il de si bouleversant à cela ? Pourquoi ne menait-elle pas la même vie qu’elles, une existence aisée parmi d’autres femmes, où l’on gâtait de temps en temps les enfants et où l’on se reposait sur la domesticité pour aplanir les difficultés ?
La réponse, naturellement, était qu’aucun de leurs époux n’était Cristovào, aucun ne brûlait du même feu intérieur, aucun ne recelait une passion d’une telle attraction en son cœur, une passion qui aspirait la femme qu’elle était, même si ce puits abyssal en lui devait l’engloutir sans rien rendre en retour, sans rien donner qui pût la rassasier, étancher sa soif d’amour.
Quant à Columbus, il voyait les années de mariage vieillir Felipa, le coin de ses lèvres tomber en un pli amer tandis qu’elle passait toujours plus de temps alitée par des maladies sans nom, et il s’en savait responsable, il avait conscience qu’il lui faisait du mal et qu’il n’y pouvait rien s’il voulait remplir sa mission.
À peine revenu à Lisbonne, il mit la main sur l’ouvrage qu’il cherchait : l’étude géographique d’un Arabe nommé Alfragano traduite en latin ; Columbus y trouva l’instrument idéal pour restreindre les soixante derniers degrés à une distance plus raisonnable. Si l’on supposait qu’Alfragano avait fait ses calculs en milles romains, les soixante degrés qui séparaient les Canaries de Cipango se réduisaient à deux mille milles nautiques aux latitudes où il comptait voyager ; avec des vents relativement favorables que Dieu ne manquerait pas de susciter, le trajet pourrait être effectué en huit jours, deux semaines tout au plus.