Il tenait désormais ses preuves sous une forme recevable par les savants ; jusque-là, il n’était pas question de se présenter devant eux armé de sa seule foi en une vision dont il n’avait pas le droit de parler ; mais à présent il avait les anciens pour lui et, même si l’un d’eux était musulman, il avait de quoi soutenir sa requête.
Enfin, son mariage avec Felipa porta ses fruits : il fit jouer toutes les relations qu’il avait nouées et obtint l’occasion d’exposer ses idées à la cour. Il se présenta sans peur devant le roi Joâo, certain que Dieu toucherait le cœur du souverain et lui ferait comprendre sa volonté que l’expédition fût montée avec Columbus à sa tête. Il déploya ses cartes avec tous ses calculs, montra Cipango aisément accessible et le Cathay guère plus loin. Les savants l’écoutèrent, le roi l’écouta ; ils posèrent des questions, mentionnèrent les autorités de l’antiquité qui contredisaient ses vues sur la dimension du monde et sur le rapport entre l’océan et la terre ferme ; Columbus répondit patiemment et avec assurance. C’est la vérité, répéta-t-il jusqu’à ce que l’un de ses examinateurs demande : « Comment pouvez-vous être sûr que Marinus a raison et que Ptolémée se trompe ? »
À quoi Columbus répondit : « Parce que, si Ptolémée avait raison, ce voyage serait impossible ; mais il n’est pas impossible, je réussirai et, par conséquent, je suis sûr que Ptolémée se trompe. »
En même temps qu’il parlait, il se rendait compte que cette réponse ne les convaincrait pas et il sut, en les voyant hocher poliment la tête, jeter des coups d’œil à peine dissimulés au roi, que leur avis lui serait entièrement défavorable. Ma foi, songea-t-il, j’ai fait tout ce que je pouvais ; je m’en remets maintenant à Dieu. Il remercia le roi de sa bonté, réaffirma sa certitude que son expédition couvrirait le Portugal de gloire, en ferait le plus puissant royaume d’Europe et apporterait le christianisme à d’innombrables âmes, après quoi il prit congé.
Il vit un signe encourageant dans le fait que, cependant qu’il attendait la réponse du roi, on lui permit de participer à une expédition commerciale sur la côte africaine. Comme il ne s’agissait pas d’exploration, aucun secret majeur de la Couronne portugaise ne lui serait dévoilé ; néanmoins, qu’il pût s’aventurer jusqu’à la forteresse de Sâo Jorge de La Mina était une manifestation de confiance et de faveur. Le roi me prépare à mener une expédition ; sinon, pourquoi me familiariser ainsi avec les grandes acquisitions de la navigation portugaise ?
À son retour, il attendit avec impatience la réponse du roi, comptant d’un jour à l’autre se voir attribuer les navires, les équipages, les vivres nécessaires.
Le roi refusa.
Columbus fut anéanti. Il perdit l’appétit et le sommeil. Il ne savait plus que penser : ne se conformait-il pas à la volonté de Dieu ? Et Dieu ne se faisait-Il pas obéir des rois et des princes ? Comment, dans ce cas, le roi Joâo avait-il pu refuser ?
J’ai dû faire une erreur. Je n’aurais pas dû passer tant de temps à démontrer que le voyage était possible, mais plutôt à faire partager au roi ma conviction qu’il est désirable et nécessaire, la raison pour laquelle Dieu veut qu’il ait lieu. Je m’y suis pris stupidement ; je ne me suis pas suffisamment préparé ; je me suis montré indigne. Toutes les explications qu’il trouvait à son échec l’enfonçaient un peu plus dans le désespoir.
Felipa vit la souffrance de son époux et comprit qu’elle avait échoué à lui fournir la seule chose qu’il désirait d’elle : il lui fallait des entrées à la cour et l’influence de son nom s’était avérée insuffisante. À quoi lui servait alors d’être uni à elle ? Elle lui était à présent un fardeau intolérable ; elle n’avait plus rien à ses yeux de désirable, de nécessaire ni d’aimable. Lorsqu’elle lui envoya le petit Diego, qui avait alors cinq ans, pour l’égayer, il renvoya l’enfant avec tant de rudesse qu’il pleura pendant une heure et refusa de retourner auprès de son père. Ce fut le dernier coup qui acheva Felipa : elle comprit que Columbus la détestait désormais et qu’elle le méritait, pour n’avoir rien su lui donner de ce qu’il voulait.
Elle se coucha, se tourna vers le mur et tomba bientôt aussi malade qu’elle le prétendait.
Durant son agonie, Columbus se montra aussi attentionné qu’elle l’avait toujours désiré ; mais elle savait au fond de son cœur que ce n’était pas de l’amour : il faisait son devoir et, quand il lui avoua ses regrets de l’avoir si longtemps négligée, elle comprit qu’il souhaitait, non pas la voir vivre afin de pouvoir s’amender à l’avenir, mais obtenir son pardon pour avoir la conscience tranquille lorsque enfin sa mort le délivrerait.
« Tu connaîtras la grandeur. Cristovâo, d’une façon ou d’une autre, dit-elle.
— Et tu seras auprès de moi pour le voir, ma Felipa », répondit-il.
Elle aurait aimé le croire, ou plutôt croire que tel était vraiment son désir, mais elle n’était pas dupe. « Je ne te demande que de tenir cette promesse : que Diego hérite tout de toi.
— Tout, affirma Columbus.
— Pas d’autres fils. Pas d’autres héritiers.
— Je te le promets. »
Elle mourut peu après. La main de Diego dans la sienne, Columbus suivit son cercueil jusqu’au caveau familial ; soudain, tandis qu’ils marchaient côte à côte, il prit son fils dans ses bras et lui dit : « Tu es tout ce qui me reste d’elle. J’ai traité ta mère injustement, Diego, et toi aussi je t’ai mal traité ; je ne puis te promettre de faire mieux à l’avenir, mais je lui ai fait un serment et je te le fais à toi aussi : tout ce que je posséderai, tous les fruits de mes entreprises, titres, propriétés, honneurs, la moindre parcelle de célébrité, tout te reviendra. »
Diego entendit et n’oublia pas ; son père l’aimait malgré tout, et il avait aimé sa mère de même. Un jour, si son père se couvrait de gloire, Diego en jouirait après lui. Cela voulait-il dire qu’il posséderait lui aussi une île comme grand-mère ? Qu’il commanderait un navire ? Qu’il se présenterait devant des rois ? Que son père allait l’abandonner et qu’il ne le verrait plus jamais ?
Au printemps suivant, Columbus quitta le Portugal pour l’Espagne. Il emmena Diego au monastère franciscain de La Rabida, près de Palos. « Ce sont des pères franciscains qui m’ont instruit à Gênes, dit-il à son fils. Apprends bien, deviens savant, chrétien et gentilhomme ; en attendant, je m’occuperai de servir Dieu et de faire notre fortune. »
Là-dessus, Columbus s’en alla, mais il revint le voir de temps en temps et, dans ses lettres au prieur, le père Juan Pérez, il ne manquait jamais de parler de Diego et de demander de ses nouvelles. Bien des fils n’obtenaient pas tant de leur père, Diego le savait ; et une petite partie de son père chéri représentait bien davantage que tout l’amour et toute l’attention de nombre d’hommes moins imposants. C’est du moins ce qu’il se répétait pour refouler les larmes humiliantes qui perlaient à ses yeux durant ses premiers mois de solitude.
Columbus, pour sa part, guignait la cour d’Espagne où il comptait présenter une version très soigneusement élaborée de ses calculs invérifiables qui n’avaient pas convaincu au Portugal. Mais cette fois il ne renoncerait pas. Tout ce que Felipa avait enduré, ce que Diego subissait aujourd’hui, privé de famille et abandonné chez des inconnus, tout cela trouverait sa justification ; car Columbus finirait par l’emporter et le triomphe mériterait le prix payé. Il n’échouerait pas, il en était certain. Parce que, même sans aucune preuve, il savait qu’il ne se trompait pas.