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— Ah, non, ma dame : lorsque, amiral de la Mer océane, je contemplerai mon royaume…

— Tel Poséidon, souverain de toutes les côtes que touchent les vagues de la mer.

— … je ne trouverai pas couronne plus précieuse que cette île de Gomera, ni joyau plus magnifique sur cette couronne que Béatrice la belle.

— Vous avez passé trop de temps à la cour. Vos compliments ont l’air appris par cœur.

— Mais c’est vrai : j’ai répété celui-ci à satiété toute la semaine où j’attendais en me rongeant les sangs que vous reveniez.

— Que la Pinta revienne, voulez-vous dire.

— Vous étiez en retard toutes les deux. Cependant, votre gouvernail à vous n’est pas endommagé. »

Elle rougit, puis éclata de rire.

« Vous trouviez mes compliments trop courtisans, dit Colomb ; j’ai pensé que vous apprécieriez peut-être un compliment de taverne.

— C’est donc le genre de compliment qu’on fait dans les tavernes ? Les filles de joie couchent-elles gratuitement avec les hommes lorsqu’ils leur disent de si jolies choses ?

— Pas les filles de joie, ma dame. Cette poésie-là n’est pas pour celles que l’on peut avoir pour de l’argent.

— Poésie ?

— Tu es ma caravelle aux voiles emplies de vent…

— Surveillez vos références nautiques, mon ami.

— … aux voiles emplies de vent, et les bannières écarlates de tes lèvres dansent au rythme de tes mots.

— Vous êtes très doué. À moins que ce ne soit pas de l’improvisation ?

— C’en est. Ah, ton souffle est le vent béni que les marins appellent de leurs prières et la vue de ton gouvernail laisse le malheureux matelot le mât tout accastillé… »

Elle le gifla, mais avec douceur.

« Ma poésie ne vous plaît pas, si je comprends bien.

— Embrassez-moi. Cristóbal. J’ai foi en votre mission mais, si vous n’en revenez pas, je veux au moins un baiser pour me souvenir de vous. »

Alors il l’embrassa, puis encore une fois. Mais ensuite il prit congé d’elle et retourna aux ultimes préparatifs du voyage. Il était au service de Dieu, pour le moment ; il serait temps de récolter les fruits matériels de sa tâche quand il l’aurait achevée. Cependant, qui pouvait dire si dame Béatrice n’était pas une récompense envoyée par le Ciel, après tout ? C’était tout de même Dieu qui l’avait faite veuve, et Dieu aussi, peut-être, qui lui avait inspiré un amour improbable pour le fils d’un tisserand génois.

Il la vit, ou il crut la voir – mais qui d’autre aurait-ce pu être ? –, agiter un mouchoir rouge comme s’il s’agissait d’une bannière du haut des remparts de son château alors que les caravelles sortaient du port. Il la salua de la main, puis tourna les yeux vers l’ouest. Plus jamais il ne regarderait vers l’est, vers l’Europe, vers sa terre d’origine, tant qu’il n’aurait pas accompli la mission que Dieu lui avait confiée. Dix jours de navigation et il poserait le pied sur les rivages de Cathay ou des Indes, des îles aux épices ou de Cipango. Plus rien ne l’arrêterait désormais car Dieu était à ses côtés, comme toujours depuis cette nuit où, sur la plage, Il lui était apparu et lui avait ordonné d’oublier ses rêves de croisade. « Je t’ai réservé une œuvre plus grande encore », avait dit Dieu, et Colomb approchait de l’aboutissement. Cette pensée l’enivrait, l’emplissait de lumière, l’envahissait comme le vent envahissait les voiles au-dessus de sa tête.

Les esclaves

Tagiri ne se rendit jamais physiquement dans le passé, mais il n’en demeure pas moins vrai que ce fut elle qui jeta Christophe Colomb sur les côtes de l’île d’Hispaniola et qui changea pour toujours la face de l’Histoire. Bien que née sept siècles après le voyage de Colomb et n’ayant jamais quitté son continent natal d’Afrique, elle trouva le moyen de saboter la conquête des Amériques par les Européens. Qu’on n’y voie pas un acte de malveillance ; on a comparé son geste à l’opération d’une hernie douloureuse chez un enfant au cerveau endommagé : au finale, l’enfant reste gravement handicapé mais il souffre moins. Cependant, Tagiri portait un autre regard sur son action.

« On ne peut considérer l’Histoire, dit-elle un jour, comme un prélude qui justifierait les souffrances du passé sous prétexte que tout s’est arrangé à l’époque où nous vivons. Ces souffrances sont aussi importantes que notre paix et notre bonheur. Penchés à la fenêtre de notre palais doré, nous pleurons sur les scènes de guerre et de carnage, d’épidémie et de famine qui se jouent dans la campagne environnante. Autrefois, lorsque nous pensions ne jamais pouvoir remonter le temps afin de le modifier, nous étions excusables de verser une larme sur les gens du passé, puis de reprendre le cours heureux de nos existences ; mais, maintenant que nous nous savons en mesure de les aider, si nous nous détournons de leurs tourments, c’est que notre âge d’or actuel n’en est pas un et nous corrompons notre bonheur. Des humains dignes de ce nom ne laissent pas les autres souffrir inutilement. » Ce qu’elle demandait n’était pas simple, mais certains partagèrent son point de vue. Pas tout le monde, certes, mais un nombre qui s’avéra suffisant.

Rien dans sa famille, dans son éducation ni dans l’instruction qu’elle reçut ne laissait prévoir qu’un jour, en défaisant un monde, elle en créerait un autre. Comme la majorité des jeunes gens qui entraient à l’Observatoire du temps, Tagiri se servit d’abord du chronoscope pour remonter son propre arbre généalogique, de génération en génération. Elle savait vaguement qu’en tant que débutante elle serait soumise à observation pendant un an ; mais ne lui avait-on pas dit que, tant qu’elle en était à apprendre le maniement et le réglage de la machine (« c’est un art, pas une science »), elle pouvait explorer ce qu’elle voulait ? Ses supérieurs sourirent d’un air entendu lorsqu’il devint évident qu’elle remontait sa lignée maternelle, pour aboutir au village dongotona sur les berges de la Koss, mais l’eût-elle su que cela ne l’eût pas troublée. Elle était d’origine aussi métissée que tout le monde à cette époque, mais elle avait choisi la lignée qui comptait le plus pour elle, celle dont elle tirait son identité. « Dongotona » était le nom de sa tribu et du pays montagneux où elle vivait, et le village d’Ikoto le berceau de ses aïeules.

Manipuler le chronoscope n’était pas aisé. Malgré une assistance informatique extraordinairement puissante, qui permettait de se trouver sur le lieu et à l’heure désirés avec une précision de quelques minutes, aucun ordinateur n’était capable de régler ce qu’à l’Observatoire du temps on appelait le « problème de l’intérêt ». Tagiri choisissait un point de vue bien placé dans le village – près du chemin principal qui passait entre les maisons, par exemple –, puis entrait une fourchette de temps, disons une semaine ; dès lors, l’ordinateur repérait tous les passages d’humains dans son champ de vision et enregistrait tout ce qui s’y produisait.

Tout cela demandait quelques minutes à peine – et d’énormes quantités d’électricité ; mais on était à l’aube du vingt-troisième siècle et l’énergie solaire ne coûtait guère. En revanche, les premières semaines, Tagiri perdit un temps considérable à faire le tri entre les conversations et les événements dénués de signification, qui, d’ailleurs, ne lui paraissaient pas tels au début : le moindre bavardage la mettait en transes. C’étaient de vraies personnes qu’elle écoutait, des gens de son propre passé ! Certains devaient être de ses ancêtres et elle finirait par savoir lesquels ; en attendant, elle était aux anges : les jeunes coquettes, les vieillards toujours en train de se plaindre, les femmes fatiguées qui rabrouaient les enfants insolents… Ah, ces enfants ! Perclus de mycoses, affamés, exubérants, trop jeunes pour se savoir pauvres et trop pauvres pour se rendre compte que tout le monde ne se levait pas le matin et ne se couchait pas le soir la faim au ventre. Ils étaient si vivants, si alertes !