Le trajet jusqu’à l’hôtel se fit dans le silence et le jeune homme n’émit aucun commentaire sur sa chambre. « Eh bien, dit-elle, je suppose que vous voulez vous reposer pour vous remettre du décalage horaire. Le mieux, c’est de dormir trois heures, puis de vous lever et de manger aussitôt.
— Je n’aurai pas de problème de décalage. J’ai dormi dans l’avion. Et dans le train aussi. »
Il avait dormi ? Alors qu’il se rendait à l’entrevue la plus importante de toute sa vie ?
« Ah bon ; mais vous devez avoir faim ?
— J’ai mangé dans le train.
— Ah ! Ah bon, répéta-t-elle. Il vous faudra combien de temps pour être prêt ?
— Je peux m’y mettre tout de suite. » Il ôta son sac de son épaule et le posa sur le lit, mais avec quelle économie dans le geste ! Il ne l’avait ni jeté négligemment ni déposé avec un soin outré, mais d’un mouvement si naturel qu’on aurait cru le sac doué d’une volonté propre.
Diko fut prise d’un frisson d’angoisse sans savoir pourquoi. Puis elle comprit : c’était à cause d’Hunahpu, de sa façon d’être là devant elle, sans rien dans les mains, rien sur l’épaule, aucun objet à tenir, à tripoter ou à serrer contre lui. Il s’était débarrassé de son seul accessoire et pourtant il paraissait aussi calme et détendu qu’avant. Elle avait la même impression que lorsque quelqu’un s’approchait trop du bord d’un précipice : une espèce d’horreur empathique. Elle n’aurait jamais pu l’imiter : seule dans une ville inconnue, il lui aurait fallu quelque chose de familier à quoi se raccrocher, un calepin, un sac, voire un bracelet, une bague ou une montre afin de s’occuper les doigts. Mais cet homme-là… même les mains vides, il avait l’air parfaitement à l’aise. Il serait probablement capable de se dévêtir et d’avancer nu comme un ver dans la vie sans manifester le moindre signe de vulnérabilité. C’était effrayant, tant de maîtrise de soi.
« Comment faites-vous ? demanda-t-elle sans pouvoir s’en empêcher.
— Quoi donc ?
— Pour rester aussi… aussi calme. »
Il réfléchit un instant. « C’est que je ne sais pas que faire d’autre.
— Moi, je serais terrorisée : me présenter comme ça dans une ville loin de chez moi et placer le travail de toute ma vie entre les mains de parfaits inconnus.
— Oui. Moi aussi. »
Elle le dévisagea. Avait-elle bien entendu ? « Vous avez peur ? »
Il hocha la tête. Mais son visage restait aussi serein, son corps aussi détendu ; de fait, en même temps qu’il avouait sa terreur, ses manières, ses traits clamaient le message contraire, qu’il était à l’aise, qu’il s’ennuyait peut-être un peu, mais sans impatience encore ; comme s’il n’était que le spectateur indifférent des événements à venir.
Et soudain les commentaires de la femme qui supervisait les travaux d’Hunahpu prirent un sens nouveau : elle l’avait décrit comme ne s’intéressant apparemment à rien, pas même à ce qui lui tenait le plus à cœur. Impossible de travailler avec lui, mais bonne chance tout de même, avait conclu le superviseur. Pourtant, Hunahpu n’avait rien d’un autiste incapable de la moindre réaction : il regardait ce qui l’entourait et s’en imprégnait visiblement ; il était poli et attentif lorsque Diko parlait.
Bah, aucune importance. Il était bizarre, c’était clair ; mais il était venu présenter sa théorie et autant valait maintenant qu’un autre moment. « De quoi avez-vous besoin pour votre démonstration ? demanda-t-elle. D’un chronoscope ?
— Et d’un terminal de réseau, répondit-il.
— Alors, allons à mon centre. »
« J’ai réussi à convaincre don Enrique de Guzmân, dit Columbus. Comment se fait-il que seuls les rois soient réfractaires à mes arguments ? »
Le père Antonio sourit en secouant la tête.
« Cristóbal, tous les gens instruits y sont réfractaires ; vos affirmations manquent de substance et ne tiennent pas debout ; vous avez contre vous les mathématiques et les anciens les plus prestigieux. Les rois n’écoutent pas vos arguments parce qu’ils sont entourés de savants qui mettent vos raisonnements en charpie. »
Columbus était consterné. « Si c’est ce que vous croyez, père Antonio, pourquoi me soutenir ? Pourquoi me faire si bon accueil ? Pourquoi m’avoir aidé à emporter la conviction de don Enrique ?
— Ce ne sont pas vos arguments qui m’ont convaincu, répondit le père Antonio. C’est la lumière de Dieu qui brille en vous : vous brûlez intérieurement, et je crois que seul Dieu peut allumer un tel feu dans un homme ; par conséquent, même si je tiens vos raisonnements pour absurdes, je pense que c’est la volonté de Dieu que vous partiez vers l’ouest, et je ferai tout pour vous aider car j’aime également Dieu et je possède aussi une petite étincelle du même feu en moi. »
À ces mots, Columbus sentit les larmes lui monter aux yeux. Durant toutes ses années d’études, toutes ses confrontations au Portugal et, plus récemment, chez don Enrique, nul n’avait manifesté que Dieu l’eût touché au point de soutenir sa cause. Il en était venu à se demander si le Seigneur ne l’avait pas abandonné et ne le laissait pas désormais se débrouiller seul. Mais voici qu’il entendait de la bouche du père Antonio – qui était, tout de même, un savant d’une grande érudition et fort respecté par ses pairs de toute l’Europe – des paroles qui confirmaient l’influence de Dieu sur les hommes de bonne volonté, afin de leur donner foi en la mission de Columbus.
« Père Antonio, si je ne savais pas ce que je sais, mes arguments ne me convaincraient pas non plus, dit-il.
— Plus un mot, intervint le père Pérez. Ne répétez jamais cela. »
Columbus le regarda, interloqué. « Je vous demande pardon ?
— Chez nous, à La Râbida, toutes portes fermées, vous pouvez faire ce genre de déclaration : nous comprenons. Mais dorénavant ne donnez à personne l’impression, si minime soit-elle, que l’on peut mettre vos arguments en doute.
— Pourtant, c’est possible, dit le père Antonio.
— Mais on ne doit pas avoir, en l’écoutant, le sentiment qu’il le soit. Ne suis-je pas assez clair ? C’est la volonté de Dieu que ce voyage ait lieu et c’est votre foi qui doit inspirer vos interlocuteurs. C’est ainsi que vous remporterez la victoire, Columbus : ni par la logique ni par les arguments, mais par la foi, le courage, la ténacité, la certitude. Ceux que touche l’esprit de Dieu vous suivront quoi qu’il arrive : mais combien seront-ils ? Combien en avez-vous rencontré ?
— En vous comptant, vous et le père Antonio, dit Columbus, deux.
— Vous voyez : vous n’obtiendrez pas la victoire par la force de vos arguments parce que, de fait, ils sont bien minces. Et l’esprit de Dieu ne submergera personne sur votre chemin parce que Dieu n’agit pas ainsi. Quels sont vos atouts, Cristóbal ?