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— Mais sans entendement, reprit le père Antonio, il n’est point de foi, aussi demeure-t-elle le domaine des hommes.

— Il y a l’intelligence de la raison, à laquelle les hommes excellent, et l’intelligence de la compassion, où les femmes se montrent bien supérieures. Des deux, laquelle donne naissance à la foi, selon vous ? »

Columbus les laissa débattre de la question et acheva ses préparatifs pour son voyage à Cordoue, où le roi et la reine tenaient leur cour tandis qu’ils poursuivaient leur guerre plus ou moins permanente contre les Maures. Toutes ces péroraisons sur les femmes, ce qu’elles aimaient, désiraient, admiraient et croyaient, tout cela était ridicule – que pouvaient connaître aux femmes des prêtres célibataires ? Maintenant, Columbus lui-même avait été marié, ce qui ne l’empêchait pas d’ignorer tout des femmes, tandis que les pères Pérez et Antonio recevaient les confessions de nombreuses fidèles ; peut-être n’étaient-ils pas si ignorants, finalement.

Felipa, elle, croyait en moi ; je trouvais cela normal, mais je me rends compte à présent que j’avais besoin d’elle, que je puisais de la force dans sa confiance. Elle croyait en moi alors qu’elle ne comprenait pas mes arguments. Peut-être le père Pérez a-t-il raison : les femmes seraient capables de voir par-delà la surface au plus profond de la vérité ; peut-être Felipa avait-elle perçu la mission que la Sainte-Trinité a mise dans mon cœur, ce qui l’a conduite à me soutenir malgré tout. La reine Isabelle la percevra-t-elle à son tour ? Dans ce cas, parce qu’elle occupe une position habituellement réservée aux hommes, elle pourra détourner le cours du destin pour me permettre d’accomplir la mission de Dieu.

La nuit tombant, Columbus se sentit de plus en plus seul et, pour la première fois autant qu’il se souvienne, Felipa lui manqua ; il aurait voulu l’avoir auprès de lui pour affronter le noir. Je n’ai jamais mesuré tout ce que tu m’as donné, lui dit-il bien qu’il doutât qu’elle pût l’entendre. Mais pourquoi pas, après tout ? Si les saints entendent les prières, pourquoi pas les épouses ? Et si elle ne m’écoute plus – qu’est-ce qui l’y obligerait ? –, je sais qu’elle écoutera les prières de Diego.

Cette pensée en tête, il traversa le monastère illuminé de bougies jusqu’à la petite cellule où couchait l’enfant. Il dormait.

Columbus le prit contre lui et l’emporta dans la nuit qui s’épaississait jusqu’à sa propre chambre, dans son grand lit, où il s’étendit, son fils recroquevillé au creux de son bras. Me voici avec Diego, fit-il intérieurement ; me vois-tu, Felipa ? M’entends-tu ? Aujourd’hui je te comprends un peu, dit-il à son épouse décédée ; je mesure le don que tu m’as fait. Merci. Et, si tu as quelque influence dans le Ciel, touche le cœur de la reine Isabelle ; fais-lui voir ce que tu as vu en moi ; fais-la m’aimer au dixième de ce que tu m’as aimé et j’aurai mes navires, et Dieu apportera la Croix aux royaumes de l’Orient.

Diego s’agita et Columbus lui murmura ; « Rendors-toi, mon fils. Rendors-toi. » Diego se blottit contre lui et ne s’éveilla point.

Hunahpu, aux côtés de Diko, suivait les rues de Juba sans paraître trouver le moins du monde étrange le spectacle des enfants qui couraient nus au milieu des huttes d’herbe ; pourtant, tous les visiteurs sans exception faisaient des commentaires, posaient des questions ; certains prenaient un air blasé et demandaient si l’herbe qui servait à fabriquer les huttes était une espèce locale ou si on l’importait, et autres crétineries qui n’étaient en réalité qu’une façon contournée de dire : « Vous vivez vraiment comme ça, ici ? » Mais Hunahpu, lui, semblait indifférent, bien que rien n’échappât à son regard, Diko le sentait bien.

Dans le centre, naturellement, tout lui était familier et, à peine arrivé, il s’installa devant le terminal de la jeune fille et se mit à ouvrir des fichiers. Il n’avait pas demandé la permission mais, après tout, c’était normal : s’il voulait faire sa démonstration, il devait s’occuper de tout ; c’était elle qui l’avait conduit devant ce matériel, pourquoi donc devrait-il attendre son autorisation pour l’utiliser ? Ce n’était pas de l’impolitesse de sa part. De fait, il s’était dit terrifié ; cette sérénité, ce calme étaient-ils sa façon de gérer sa peur ? Peut-être qu’il paraîtrait tendu à se rompre si, un jour, il se relaxait pour de bon, s’il se laissait aller à rire, à plaisanter, à manifester des émotions, à prendre parti ! Peut-être était-ce seulement en proie à l’angoisse qu’il donnait cette impression de paix absolue.

« Quelles sont vos connaissances sur le sujet ? demanda-t-il. Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps en vous rabâchant ce que vous savez déjà.

— Je sais que l’empire mexica a atteint son apogée avec les conquêtes d’Auitzotl, qui ont essentiellement marqué les limites pratiques de l’empire méso-américain. Les pays dont il s’était emparé étaient si éloignés que Moctezuma II a dû les reconquérir, ce qui ne les a pas empêchés de reprendre bientôt leur indépendance.

— Et vous connaissez la raison de ces limites ?

— L’intendance, répondit-elle. Les distances étaient trop grandes, il était trop difficile de ravitailler les armées. Le plus haut fait d’armes des Aztèques a été de réaliser la liaison avec Soconusco, loin au sud sur la côte du Pacifique ; et si cela a fonctionné, c’est qu’ils ne prélevaient pas de victimes sacrificielles à Soconusco mais faisaient du commerce. C’était davantage une alliance qu’une conquête.

— Ça, c’étaient les limites spatiales, fit Hunahpu. Et les limites sociales et économiques ? »

Diko avait l’impression de passer un examen. Mais il avait raison ; en testant ses connaissances, il saurait jusqu’où plonger dans le matériel important, dans les nouvelles découvertes qui, selon lui, répondaient à la grande question : pourquoi les Intrus avaient imposé à Colomb la mission de faire voile à l’ouest. « Economiquement, le culte mexica du sacrifice était antiproductif : tant qu’ils conquéraient de nouveaux pays, la guerre leur fournissait assez de captifs pour que les territoires proches gardent une main-d’œuvre suffisante et assurent ainsi leur subsistance. Mais, dès qu’ils ont commencé à revenir des combats avec vingt ou trente prisonniers au lieu de deux ou trois mille, ils se sont trouvés devant un dilemme : s’ils prenaient leurs victimes sacrificielles dans les pays voisins qu’ils contrôlaient déjà, la production vivrière chuterait ; mais s’ils épargnaient ces hommes pour qu’ils cultivent la terre, ils devraient restreindre les sacrifices, ce qui impliquait moins de force à la bataille et moins de faveur de la part du dieu officiel – comment s’appelait-il, déjà ?

— Uitzilopochtli, répondit Hunahpu.

— Pour finir, ils ont choisi d’intensifier les sacrifices, comme une sorte de preuve de leur foi ; aussitôt, la production a baissé et la famine s’est déclarée. Et les gens du peuple ont commencé à voir d’un mauvais œil l’accroissement du nombre de victimes, même s’ils restaient tous fidèles à la religion d’Etat, parce qu’autrefois, avant la venue des Mexicas avec leur culte de Hutsil… Uitzil…

— Uitzilopochtli.

— Il y avait moins de sacrifices à la fois, comparativement, à la suite d’une guerre cérémonielle ou d’une guerre cosmique, ou encore d’un tournoi de jeu de paume. Les Mexicas, eux, se montraient prodigues de massacres et les gens du commun n’appréciaient pas ça du tout : les familles étaient déchirées et, vu le nombre des sacrifices, c’était de moins en moins considéré comme une distinction sacrée.

— Et dans la culture mexica ?

— L’Etat prospérait parce que le système favorisait la mobilité sociale : si l’on se distinguait à la guerre, on s’élevait ; les classes marchandes accédaient à la noblesse par leur fortune. On pouvait se hisser dans la société. Mais, dès après Auitzotl, cette tendance s’est interrompue lorsque Moctezuma a quasiment anéanti toute possibilité de passer d’une classe à l’autre par la richesse et lorsque les défaites répétées à la guerre ont pour ainsi dire interdit l’ascension sociale par la valeur au combat. Moctezuma a voulu imposer un système rigide et verrouillé, ce qui s’est avéré désastreux étant donné que toute la structure économique et sociale de la civilisation mexica reposait sur le principe de l’expansion et de la mobilité entre classes. »