— Et l’âge du bronze en Amérique centrale n’aurait duré que dix ans ? fit une voix dans l’assistance.
— Aucune loi ne dit que le bronze doit apparaître avant le fer, ni que le fer ne doit être exploité que plusieurs siècles après l’invention du bronze.
— Le fer n’est pas la poudre, fit Diko. À moins que vous ne vous apprêtiez à nous montrer des Tarasques en train de bricoler avec du salpêtre ?
— Je ne cherche pas à démontrer qu’ils auraient rattrapé la technologie européenne en l’espace de quelques années ; ç’aurait été à mon avis impossible. Je dis qu’en s’alliant avec les Tarasques, en les dominant, les Tlaxcaltèques auraient disposé d’armes qui leur auraient donné un avantage absolu sur les royaumes voisins. Ils auraient inspiré une telle terreur que les nations, une fois conquises, auraient pu le rester plus longtemps et envoyer d’elles-mêmes aux Tarasques des tributs que les Mexicas n’auraient pu obtenir que par la force. Les frontières se seraient élargies et la stabilité de l’empire s’en serait trouvée renforcée.
— Peut-être, fit Diko.
— Probablement, rétorqua Hunahpu. Et il y a encore ceci : les Tlaxcaltèques tenaient déjà sous leur coupe Huexotzingo et Cholula ; ce n’étaient que de petites cités proches, mais ça donne une idée de leur conception d’un empire. Et qu’y faisaient-ils ? Ils s’ingéraient dans la politique interne de leurs Etats vassaux à un degré inouï chez les Mexicas ; ils ne leur imposaient pas seulement le paiement de tributs et la livraison de victimes sacrificielles, ils avaient établi un gouvernement centralisé qui exerçait un contrôle rigide sur ceux des nations conquises ; bref, ils étaient en train de créer un véritable empire politiquement unifié plutôt qu’un système assez lâche de perception d’impôt. C’est la même innovation qui a rendu les Assyriens si puissants et que tous les empires prospères ont repris à leur suite. Les Tlaxcaltèques avaient redécouvert le principe deux mille ans plus tard. Mais songez à la façon dont les Assyriens en ont profité, puis imaginez ce qu’en auraient fait les Tlaxcaltèques.
— D’accord, fit Diko. J’appelle mon père et ma mère.
— Mais je n’ai pas fini, dit Hunahpu.
— J’ai assisté à votre exposé pour savoir si vous valiez la peine qu’on vous consacre du temps. C’est oui. La situation était manifestement beaucoup plus complexe en Amérique centrale qu’on ne le croyait, parce que tout le monde se concentrait sur les Mexicas sans s’occuper de leurs successeurs éventuels. Votre approche est productive, c’est évident, et il faut la soumettre à des gens qui disposent de beaucoup plus d’autorité que moi. »
Tout l’enthousiasme, toute l’animation d’Hunahpu tombèrent soudain et il reprit son air calme et impassible. Il a de nouveau peur, songea Diko.
« Ne vous inquiétez pas, dit-elle. Ils vont être aussi emballés que moi. »
Il hocha la tête. « Quand aura lieu la réunion ?
— Demain, je pense. Allez dormir un peu ; vous pouvez manger au restaurant de l’hôtel ; je ne suis pas sûre qu’ils aient un grand choix de plats mexicains, alors j’espère que la cuisine standard internationale vous convient. Je vous appellerai demain matin pour vous donner l’emploi du temps de la journée.
— Et Kemal ?
— À mon avis, il ne voudra pas manquer ça.
— Parce que je n’ai pas abordé le problème des transports.
— On verra ça demain. »
Le public impromptu se dispersait, mais certains s’attardaient dans l’espoir manifeste d’échanger quelques mots avec Hunahpu. Diko les rabroua : « Laissez-le se reposer. Vous serez tous invités à son exposé ; ne l’obligez pas à répéter aujourd’hui ce qu’il dira de toute manière à tout le monde demain. »
À sa grande surprise, Hunahpu éclata de rire. C’était la première fois qu’il se déridait et Diko se retourna vers lui. « J’ai dit quelque chose de drôle ?
— Quand vous m’avez interrompu, j’ai cru que vous ne me croyiez pas et que vous évoquiez une réunion avec Tagiri, Hassan et Kemal par pure politesse.
— Mais pourquoi ? Je vous ai dit que votre théorie me parais sait importante. » Diko était vexée qu’il ait pu la prendre pour une menteuse.
« Parce que je ne connais personne capable de faire ce que vous avez fait : interrompre un exposé qu’il considère comme important. »
Elle ne comprenait toujours pas.
« Diko, reprit-il, la plupart des gens rêvent d’acquérir des informations que leurs supérieurs eux-mêmes ne possèdent pas, d’être au courant de n’importe quoi les premiers. Vous, vous avez l’opportunité d’être informée la première et vous la sabordez ! Vous remettez à plus tard ! Et, mieux encore, vous promettez à vos subalternes qu’ils assisteront à l’exposé en même temps que vous !
— Ça se passe comme ça à l’Observatoire, fit Diko. La vérité ne sera pas moins vraie demain et tous ceux qui doivent la connaître ont le droit d’y avoir accès.
— Ça se passe comme ça à Juba, corrigea Hunahpu. Ou peut-être seulement autour de Tagiri. Mais, partout ailleurs, l’information se monnaye, les gens n’aspirent qu’à l’acquérir et ne la dispensent ensuite qu’avec le plus grand soin.
— Eh bien, nous nous serons mutuellement surpris aujourd’hui, dit la jeune fille.
— Moi, je vous ai surprise ?
— Vous êtes très bavard, finalement.
— Avec mes amis. »
Elle accepta le compliment avec un sourire. Celui qu’il lui retourna était chaleureux et d’autant plus précieux qu’il était rare.
Dès que Columbus ouvrit la bouche, Santangel comprit qu’il n’avait pas affaire au courtisan classique venu mendier un rang plus élevé. D’abord, il ne prenait pas de poses avantageuses et ne fanfaronnait pas ; il avait le visage plus juvénile que ne le laissaient augurer ses cheveux blancs, ce qui lui donnait un air de sagesse sans âge. Mais ce qui retenait l’attention, c’était son attitude : il s’exprimait d’une voix douce, si bien que toute la cour dut faire silence pour permettre au roi et à la reine de l’entendre ; et, bien qu’il regardât autant Ferdinand qu’Isabelle, Santangel se rendit bien vite compte que cet homme savait à qui il devait plaire, et ce n’était pas à Ferdinand.
Le roi ne nourrissait nul rêve de croisade ; il œuvrait à s’emparer de Grenade, parce que c’était une terre espagnole et qu’il rêvait d’une Espagne une et indivise. Cela ne se réaliserait pas en un clin d’œil, il le savait, et il dressait ses plans avec patience ; il n’avait pas à soumettre la Castille : son mariage avec Isabelle suffisait amplement puisque les deux couronnes seraient indissolublement liées en la personne de leurs enfants, et, entre-temps, il laissait à son épouse une grande liberté d’action dans son royaume d’origine, du moment qu’il gardait la mainmise exclusive sur les mouvements militaires des deux Etats. Il faisait montre de la même patience en ce qui concernait sa guerre avec Grenade : plutôt que de risquer ses armées dans des batailles rangées à l’issue nécessairement décisive pour l’un ou l’autre camp, il assiégeait, feintait, manœuvrait, subvertissait, bref il embrouillait l’ennemi qui le savait décidé à l’anéantir mais ignorait où concentrer ses forces pour lui faire obstacle. Il comptait bien chasser le Maure d’Espagne, mais sans ravager du même coup le royaume.
Isabelle, de son côté, était davantage chrétienne qu’espagnole. Elle soutenait la guerre contre Grenade parce qu’elle désirait une Espagne sous domination chrétienne et elle insistait depuis longtemps pour voir purifier l’Espagne de tous les non-chrétiens ; elle s’impatientait donc du refus de Ferdinand d’expulser les Juifs avant que les Maures n’aient été réduits. « Un infidèle à la fois », disait-il, et elle y consentait, mais ce retard l’irritait car elle ressentait la présence de non-chrétiens en Espagne comme une épine dans son flanc.