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Aussi, lorsque ce Columbus se mit à parler de grands royaumes et d’empires lointains d’Orient où le nom du Christ n’avait jamais été prononcé mais vivait seulement en rêve dans le cœur de ceux qui avaient soif de vertu, Santangel sut que ces mots brûleraient comme une flamme dans les tréfonds d’Isabelle alors même qu’ils assoupissaient Ferdinand. Lorsque Columbus expliqua que ces nations païennes relevaient de la responsabilité particulière de l’Espagne, « car nous en sommes plus proches qu’aucune autre nation chrétienne, à l’exception du Portugal qui a choisi le plus long trajet possible au lieu du plus court, en contournant l’Afrique au lieu de faire voile plein ouest et de traverser le petit océan qui nous sépare de la multitude d’âmes prêtes à se rallier aux bannières de l’Espagne chrétienne », la reine posa sur lui des yeux extasiés qui ne cillaient plus.

Santangel ne s’étonna pas de voir le roi s’excuser et laisser son épouse poursuivre l’entrevue seule ; il savait que Ferdinand allait aussitôt désigner des conseillers pour examiner la demande de Columbus à sa place et que cela n’allait pas être chose facile. Mais ce Columbus… À l’entendre, Santangel ne pouvait se défendre de la conviction que, si quelqu’un était à même de mener à bien si folle entreprise, c’était cet homme. Pourtant, l’époque s’opposait totalement à la mise sur pied d’une expédition exploratoire : l’Espagne était en guerre et le royaume consacrait toutes ses ressources à chasser les Maures d’Andalousie ; comment la reine pourrait-elle financer un tel voyage ? Santangel avait encore à l’esprit la colère dans les yeux du roi lorsqu’on lui avait lu les lettres de don Enrique, duc de Sidonia, et de don Luis de la Cerda, duc de Médina. « S’ils ont de l’argent au point d’envisager de le jeter dans l’Atlantique pour des entreprises inutiles, pourquoi ne nous l’ont-ils pas donné pour repousser les Maures du pas de leur propre porte ? » avait-il demandé.

Isabelle, elle aussi, était une souveraine à l’esprit pratique, qui ne permettait jamais à ses désirs personnels d’interférer avec les besoins de son royaume ni de l’accabler d’exigences. Néanmoins, elle avait un point de vue différent sur la question : deux ducs s’étaient ralliés à la cause de ce Génois qui avait pourtant déjà essuyé un refus à la cour du roi du Portugal ; et elle détenait une lettre du père Juan Pérez, son confesseur, l’assurant que Columbus était un honnête homme qui n’aspirait qu’à l’occasion de prouver ses assertions, de sa vie s’il le fallait. Elle l’avait donc invité à Cordoue, décision que Ferdinand, patient, avait laissée passer, et à présent elle l’écoutait.

Santangel, lui, observait la scène car, en tant qu’homme du roi, il devrait lui rapporter tout ce que Columbus dirait. Il connaissait déjà la teneur de la moitié de son rapport : Actuellement, nous n’avons aucun fonds à dépenser dans une telle expédition. Trésorier et collecteur général des impôts du roi Ferdinand, Santangel savait que son devoir exigeait envers son souverain une précision et une honnêteté absolues en ce qui concernait les investissements de l’Espagne ; c’était lui qui avait expliqué au roi pourquoi il ne devait pas en vouloir aux ducs de Médina et de Sidonia.

« Bon an, mal an, ils payent toutes les taxes qu’il leur est possible de supporter. Cette expédition risque de ne pas se reproduire de sitôt et constituerait un grand sacrifice pour eux. Ne considérez pas leur proposition comme une preuve de leur déloyauté envers la Couronne mais comme celle de leur foi en ce Columbus. Leurs propriétés contribuent autant à la guerre que celles des autres seigneurs, et se servir de cet incident comme prétexte pour essayer de leur extorquer davantage ne ferait que les retourner contre vous et mettre également d’autres seigneurs mal à l’aise. » Le roi Ferdinand avait naturellement renoncé à son idée, car il faisait confiance à Santangel sur les questions fiscales.

Santangel était donc tout yeux et tout ouïe tandis que Columbus exposait avec prolixité ses rêves et ses espoirs à la reine. Qu’es-tu vraiment venu demander ? se dit-il in petto. Ce ne fut qu’au bout de trois heures d’audience que Columbus aborda enfin la question. « Pas plus de trois ou quatre navires – de simples caravelles suffiront, dit-il. Il ne s’agit pas d’une expédition militaire : nous ne ferons que jalonner la voie. Quand nous reviendrons chargés de l’or, des joyaux et des épices de l’Orient, les prêtres pourront suivre nos traces avec de vastes flottes, accompagnés de soldats pour les protéger des infidèles jaloux. Ils pourront alors se répandre dans Cipango et le Cathay, dans les îles aux épices et en Inde, dont les habitants entendront par millions le doux nom de Jésus-Christ et supplieront qu’on les baptise. Ils deviendront vos sujets et vous considéreront pour toujours comme celle qui leur a annoncé la bonne nouvelle de la résurrection, qui leur a expliqué leurs péchés afin qu’ils puissent s’en repentir. Et, avec l’or et l’argent, avec les richesses de l’Orient à votre disposition, vous n’aurez plus de difficultés à financer une petite guerre contre les Maures d’Espagne. Vous pourrez rassembler de vastes armées et libérer Constantinople ; vous pourrez rendre à la Méditerranée son statut de mer chrétienne ; vous pourrez vous tenir dans la tombe où a été étendu le corps du Sauveur, prier à genoux dans le jardin de Gethsemani, faire se dresser à nouveau la Croix sur la ville sainte de Jérusalem, sur Bethléem, la cité de David, sur Nazareth où Jésus grandit dans l’amour du charpentier et de la Sainte Vierge. »

L’écouter, c’était comme entendre de la musique. Et quand Santangel commençait à songer que ce n’était là que flatterie, que cet homme, comme presque tous, ne cherchait que son profit personnel, il achoppait : Columbus comptait accompagner la flotte et mettre sa propre vie en jeu. Il ne demandait ni titre, ni promotion, ni fortune tant qu’il ne serait pas revenu victorieux de son voyage. Cela donnait à ses arguments passionnés un accent de sincérité fort peu répandu à la cour. Il est fou peut-être, se dit Santangel, mais il est honnête. Honnête et habile : il n’élève jamais le ton, il ne pérore ni ne harangue ; non, il parle comme s’il s’agissait d’une conversation entre frère et sœur. Il est familier tout en demeurant toujours respectueux ; il s’exprime avec la vigueur qui convient à un homme, sans pour autant donner l’impression de considérer la reine comme son inférieure en matière intellectuelle – l’erreur fatale de bien des hommes devant Isabelle au cours des années.

Enfin, l’audience s’acheva. Isabelle, toujours prudente, ne promit rien, mais l’éclat de ses yeux n’échappa point à Santangel. « Nous en reparlerons », dit-elle.

Ça m’étonnerait, songea Santangel. À mon sens, Ferdinand s’efforcera d’éviter autant que faire se pourra les contacts entre son épouse et ce Génois. Mais elle ne l’oubliera pas et, même si aujourd’hui le trésor est tout entier consacré à la guerre, Isabelle trouvera le moyen d’offrir sa chance à Columbus pour peu qu’il se montre patient et ne commette pas d’impair.

Mais quelle chance ? Celle de périr en mer, perdu avec trois caravelles et leurs équipages, vaincu par la faim ou la soif, sa flotte mise en pièces par une tempête ou engloutie par un malstrom ?

Columbus reçut son congé. Isabelle, lasse mais heureuse, se laissa aller contre le dossier de son trône, puis fit signe de s’approcher à Quintanilla et au cardinal Mendoza, qui avaient eux aussi assisté à l’entrevue. Elle fit également signe à Santangel, à la grande surprise de l’intéressé.