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« Que pensez-vous de cet homme ? » demanda-t-elle.

Quintanilla, toujours prompt à parler bien qu’il eût rarement grand-chose d’intéressant à dire, haussa simplement les épaules. « Qui peut savoir si son projet a quelque mérite ? »

Le cardinal Mendoza, parfois surnommé « le troisième souverain », sourit. « Il s’exprime bien. Votre Majesté, il a navigué en compagnie des Portugais et s’est entretenu avec leur roi. Mais il faudra un examen approfondi pour déterminer si son idée présente une quelconque valeur. À mon sens, il se fourvoie grossièrement dans son estimation de la distance entre l’Espagne et le Cathay. »

Alors, la reine se tourna vers Santangel et l’angoisse le saisit : il n’était pas parvenu au poste de confiance qu’il occupait en parlant en présence de n’importe qui. Ce n’était pas un orateur : son domaine, c’était plutôt l’action ; si le roi lui faisait confiance, c’était parce que, lorsqu’il promettait de rassembler telle somme d’argent, il la rassemblait ; lorsqu’il affirmait que telle campagne était dans les moyens du Trésor, les fonds étaient disponibles.

« Que sais-je de ces questions. Votre Majesté ? fit-il. Naviguer à l’ouest… Que puis-je en savoir ?

— Qu’allez-vous dire à mon époux ? demanda-t-elle – pour le taquiner car c’était un observateur, pas un espion, bien entendu.

— Que le projet de Columbus n’est pas aussi dispendieux qu’un siège, mais davantage néanmoins que ce que nous ne pouvons nous permettre actuellement. »

Elle s’adressa à Quintanilla. « Et la Castille n’en a-t-elle pas les moyens, elle non plus ?

— Pour le présent, Votre Majesté, ce serait difficile. Pas impossible, mais un échec ridiculiserait la Castille aux yeux de certains. »

Inutile de préciser que par « certains » il entendait Ferdinand et ses conseillers. Santangel le savait, Isabelle mettait toujours le plus grand soin à préserver le respect dans lequel la tenaient son époux et les hommes auxquels il prêtait l’oreille ; si elle acquérait une réputation de capricieuse, le roi en profiterait pour la dépouiller peu à peu de son pouvoir en Castille, et sans guère de résistance de la part des nobles castillans. Seule sa réputation de sagesse « virile » lui permettait de demeurer un solide point de ralliement pour les Castillans, ce qui, par contrecoup, lui donnait une certaine mesure d’indépendance vis-à-vis de son époux.

« Et cependant, disait-elle, pourquoi Dieu nous a-t-il faite reine si ce n’est pour amener ses enfants à la Croix ? »

Le cardinal Mendoza hocha la tête. « Si ses idées ont quelque valeur, lui permettre de les réaliser méritera tous les sacrifices, Votre Majesté. Gardons-le donc à la cour afin d’étudier son cas, débattre de ses assertions et les comparer au savoir que nous tenons des anciens. Rien ne presse, je pense ; le Cathay existera toujours dans un mois, deux mois ou un an. »

Isabelle réfléchit quelques instants. « Cet homme n’a pas de bien, dit-elle enfin. Si nous le maintenons auprès de nous, il faut l’attacher à la cour. » Elle se tourna vers Quintanilla. « Il faut lui donner les moyens de vivre en gentilhomme. »

Il acquiesça. « Je lui ai déjà fourni une petite somme pour subvenir à ses besoins en attendant l’audience d’aujourd’hui.

— Cinquante mille maravédis de ma propre bourse, fit la reine.

— Est-ce pour l’année. Votre Majesté ?

— S’il y faut plus d’un an, répondit-elle, nous en reparlerons. » Elle agita la main et détourna le regard. Quintanilla sortit. À son tour, le cardinal Mendoza s’excusa et prit congé. Santangel s’apprêtait à l’imiter lorsque la reine l’appela. « Luis.

— Votre Majesté ? »

Elle attendit que le cardinal eût passé la porte, puis : « Extraordinaire, ne trouvez-vous pas, que le cardinal Mendoza ait décidé de rester pour écouter ce Columbus ?

— C’est un homme remarquable, répondit Santangel.

— Qui donc ? Columbus ou Mendoza ? »

Comme il hésitait lui-même, Santangel garda le silence. « Vous l’avez entendu. Luis Santangel, et vous êtes un homme pratique. Que pensez-vous de lui ?

— Je le crois honnête. À part cela, qui sait ? Océans, navires et royaumes orientaux, j’ignore tout de ces choses.

— Mais vous êtes capable de juger si un homme est honnête.

— Il n’est pas venu dérober le contenu des coffres royaux. Et il croit sincèrement en tout ce qu’il vous a dit. De cela je suis certain. Votre Majesté.

— Moi aussi. J’espère qu’il saura convaincre les savants. » Santangel hocha la tête. Puis, contre tout bon sens, il ajouta un commentaire audacieux : « Les savants ne savent pas tout. Votre Majesté. »

Elle leva les sourcils, puis sourit. « Vous aussi, il vous a conquis, n’est-ce pas ? »

Santangel rougit. « Je vous l’ai dit : je le tiens pour un honnête homme.

— Les gens honnêtes ne savent pas tout non plus.

— Au fil de ma carrière, Votre Majesté, j’ai appris à considérer les gens honnêtes comme une rareté inestimable, tandis que nous avons pléthore de savants.

— Et c’est ce que vous allez dire à mon époux ?

— Votre époux, répondit-il en pesant ses mots, ne me posera pas les mêmes questions que Votre Majesté.

— En conséquence de quoi il en saura moins qu’il ne le devrait, ne croyez-vous pas ? »

C’était presque, mais pas tout à fait, reconnaître la rivalité qui régnait entre les deux couronnes d’Espagne, malgré l’harmonie soigneusement entretenue de leur union. Santangel avait tout intérêt à ne pas prendre parti sur une question aussi périlleuse. « Je n’ai pas la moindre idée de ce que des souverains doivent ou ne doivent pas savoir.

— Moi non plus », fit-elle à mi-voix. Elle détourna le regard avec une sorte de mélancolie sur le visage. « Il ne faut pas que je le voie trop souvent », murmura-t-elle encore. Puis, comme si elle se rappelait soudain la présence de Santangel, elle le congédia de la main.

Il sortit aussitôt, mais les paroles de la reine résonnaient en lui : « Il ne faut pas que je le voie trop souvent. » Ainsi, Columbus avait touché un point plus sensible qu’il ne l’imaginait. Eh bien, voilà un renseignement dont le roi pouvait se passer : inutile de lui fournir des éléments qui entraîneraient la mort du malheureux Génois par une nuit sombre, un poignard entre les côtes. Santangel ne s’exprimerait que sur le sujet qu’évoquerait le roi : l’idée de Columbus valait-elle le prix demandé ? À quoi Santangel répondrait honnêtement que, pour le présent, c’était davantage que le Trésor ne pouvait se permettre ; mais ultérieurement, une fois la guerre victorieusement conclue, son projet pourrait s’avérer à la fois réalisable et désirable, si on lui accordait la moindre chance de succès.

Et, entre-temps, il n’y avait pas à s’inquiéter de la remarque finale de la reine ; femme, elle était chrétienne, et reine, elle était habile. Elle ne mettrait pas en péril sa place dans l’éternité ni sur le trône à cause d’un bref sursaut de désir pour ce Génois aux cheveux blancs ; quant à Columbus, il ne paraissait pas stupide au point de chercher une promotion aussi risquée. Santangel ne pouvait pourtant s’empêcher de se demander s’il ne nourrissait pas l’espoir diffus d’obtenir plus que l’approbation de la reine.

Bah ! et quand bien même, quelle importance ? Rien n’en sortirait. Si Santangel était bon juge des hommes, le cardinal Mendoza avait quitté la cour ce soir, résolu à ce que l’examen auquel il soumettrait Columbus soit tout sauf une partie de plaisir. Les arguments du malheureux finiraient en charpie ; assurément, quand les savants en auraient terminé avec lui, il disparaîtrait discrètement de Cordoue, couvert de honte, pour ne plus jamais y revenir.