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— Ainsi, les Tlaxcaltèques n’inventeraient plus leur technologie de façon autonome, dit Tagiri.

— Exactement. Il leur suffisait d’avoir atteint un certain niveau de développement pour comprendre la technologie européenne lorsqu’elle se présenterait à eux et d’avoir acquis une attitude mentale qui leur permette de l’exploiter. Et c’est précisément cela que les Intrus ont bien saisi : il leur fallait faire en sorte que les Européens découvrent le Nouveau Monde avant l’arrivée au pouvoir des Tlaxcaltèques, à l’époque des Mexicas, de leur décadence et de leur relative incompétence.

— Ça tient debout, dit Kemal d’un ton pensif. On aboutit à un scénario crédible : les Tlaxcaltèques construisent des bateaux à l’européenne, fabriquent des mousquets à l’européenne, puis se présentent aux portes de l’Europe parfaitement préparés à une guerre dont le but est à la fois d’étendre l’empire et de fournir des victimes aux temples de Camaxtli. Et leur schéma guerrier s’appliquerait sans doute là aussi : la nation qui résiste est promise au massacre, celle qui fait allégeance ne doit supporter qu’un prélèvement tolérable de victimes sacrificielles. Il n’est pas difficile, dans ces conditions, d’imaginer un éclatement de l’Europe en multiples fragments. Je ne crois pas que les Tlaxcaltèques auraient manqué d’alliés, surtout si l’Ancien Monde avait été préalablement affaibli par une longue et sanglante croisade. »

Pour Hunahpu, ces paroles étaient le signal de la victoire : Kemal lui-même avait conclu le scénario à sa place ! « Mais ça ne marche quand même pas, dit Kemal.

— Pourquoi ça ? demanda Diko.

— À cause de la variole, répondit Kemal, de la peste bubonique, du rhume ordinaire. Ce sont ces maladies qui ont décimé les Indiens. Pour un Indien qui mourait à la tâche en esclavage ou sous le mousquet et l’épée espagnols, une centaine périssaient de maladie. Ces épidémies auraient eu lieu quoi qu’il arrive.

— C’est vrai, dit Hunahpu. Vous touchez là ma principale pierre d’achoppement, et il est impossible de trouver des preuves de ce que je vais avancer maintenant. Mais nous connaissons le comportement des épidémies dans les populations humaines. Les Européens étaient porteurs de ces maladies parce qu’ils faisaient partie d’une très vaste population chez qui les voyages, le commerce et la guerre étaient monnaie courante – il y avait donc beaucoup de contacts entre pays –, si bien que, du point de vue des organismes contaminants, l’Europe constituait un immense chaudron où ils mijotaient à loisir, tout comme en Chine ou en Inde, qui avaient elles aussi des maladies indigènes. Dans d’aussi grands groupes, les affections les plus prospères sont celles qui évoluent de telle façon qu’elles tuent lentement et ne sont pas toujours fatales : ça leur donne le temps de se répandre et elles épargnent un pourcentage suffisant de la population humaine, qui peut ainsi guérir et mettre au monde en quelques années une nouvelle génération non immunisée. Ces pathologies finissent par se transformer en maladies infantiles qui traînent dans l’ensemble de la population et déclenchent çà et là de petites épidémies. À l’arrivée de Colomb dans les Amériques, il n’existait nulle part, Nord et Sud, d’aussi grands réservoirs de population ; les voyages y étaient trop lents et les barrières trop infranchissables. Certes, il y avait bien quelques maladies indigènes, on pense tout de suite à la syphilis, mais celle-ci tuait très lentement dans le contexte américain. Les épidémies à expansion rapide étaient impossibles parce qu’elles ravageaient telle localité et tombaient à court d’hôtes humains sans avoir le temps d’être exportées sur un nouveau site. Mais tout cela change avec l’empire tlaxcaltèque.

— Les navires zapotèques, fit Diko.

— Exact. Les territoires de l’empire sont reliés entre eux par des navires qui transportent des marchandises et des passagers dans tout le bassin antillais. Dès lors, les maladies voyagent assez vite pour se répandre et devenir indigènes.

— Ce qui n’implique tout de même pas qu’une nouvelle maladie n’aurait pas de conséquences désastreuses, dit Kemal, mais simplement que la petite vérole se déplacerait plus vite et frapperait simultanément partout dans l’empire.

— Oui, répondit Hunahpu, de même que la peste bubonique a dévasté l’Europe au quatorzième siècle. Mais il y a désormais une différence : l’affection atteindra l’empire tlaxcaltèque par le biais des premiers visiteurs portugais, arrivés par accident, avant la venue en force des Européens. Elle se répandra dans tout l’empire avec le même pouvoir destructeur qu’elle avait en Europe. La variole, la rougeole ont certes des effets terribles, mais aucun pays d’Europe ne s’est effondré à cause d’elles ; aucun empire ne s’est écroulé, pas davantage que Rome n’a été terrassée par les épidémies de son époque. Au contraire, elles ont pour effet de réduire les densités de population à un niveau plus favorable : avec moins de bouches à nourrir, les Tlaxcaltèques peuvent produire des excédents alimentaires. Et imaginons qu’ils voient dans ces épidémies le signe que Camaxtli désire davantage de prisonniers à lui sacrifier. Ce pourrait être le petit coup de pouce qui les inciterait à naviguer vers l’est : et, à ce moment-là, la variole, la rougeole et le rhume seraient déjà indigènes chez eux : ils arrivent sur les côtes d’Europe préalablement immunisés contre les maladies européennes. En revanche, les Européens n’ont jamais été exposés à la syphilis ; or, dans notre histoire à nous, quand la syphilis est parvenue en Europe, elle a frappé violemment, en tuant très vite ; ce n’est que peu à peu qu’elle s’est réduite à une maladie lente comme elle l’était chez les Indiens. Et qui sait quelles autres affections auraient pu émerger chez les Tlaxcaltèques au fur et à mesure de l’expansion de leur empire ? En l’occurrence, je pense que les épidémies auraient pu fonctionner au détriment des Européens et en faveur des Indiens.

— Possible, fit Kemal ; mais ça dépend de beaucoup de suppositions.

— Tous les scénarios que nous pourrons concevoir dépendront de suppositions, dit Tagiri. Mais celui-ci a une vertu unique.

— Laquelle ? demanda Kemal.

— Il décrit un avenir suffisamment épouvantable pour que les Intrus aient estimé nécessaire de remonter le temps et d’effacer leur propre époque afin d’éliminer la source du désastre. Rendez-vous compte de l’impact sur l’Histoire si une civilisation vigoureuse, adepte de la technologie et qui pratique les sacrifices humains dominait le monde entier ! Si des légions de guerriers d’Amérique centrale, dont les religions se fondent sur la torture et le massacre, s’abattaient sur l’Inde, la Chine, l’Afrique et la Perse, armées de fusils et dotées du chemin de fer !