Au bout de quelques semaines, cependant, Tagiri s’était heurtée au problème de l’intérêt. Après avoir vu flirter quelques dizaines de jeunes filles, elle s’était aperçue que toutes les filles d’Ikoto s’y prenaient peu ou prou de la même façon ; après avoir observé quelques dizaines de scènes de taquinerie, de moquerie, de dispute et de manifestation d’affection entre les enfants, elle avait compris qu’elle avait désormais fait le tour de ce type de comportement ou à peu près. On n’avait pas encore trouvé le moyen de programmer les ordinateurs du chronoscope de façon qu’ils ne détectent que les attitudes humaines inhabituelles ou imprévisibles ; on avait déjà eu assez de mal à leur apprendre à reconnaître les humains tout court : à l’origine, les gens de l’Observatoire devaient passer sur d’innombrables atterrissages et picorages de petits oiseaux, sur des centaines de lézards et de souris qui traversaient le champ d’observation pour assister à de brèves interactions humaines.
Tagiri avait trouvé sa propre solution – celle de la minorité, mais, de sa part, ses examinateurs n’en avaient pas été surpris : là où la plupart des chercheurs s’en remettaient finalement à une approche statistique, relevaient différents types de comportement et rédigeaient des articles sur les schémas culturels, Tagiri avait choisi la voie opposée en se mettant à suivre un individu donné du début jusqu’à la fin de sa vie. Elle n’était pas en quête de schémas mais d’histoires. Ah ! s’étaient exclamés ceux qui la surveillaient, une future biographe ! Ce sont des existences, non des cultures, qu’elle exhumera pour nous.
Et soudain ses recherches avaient pris un tour que ses supérieurs n’avaient observé que rarement jusque-là. Elle était déjà remontée de sept générations dans sa lignée maternelle quand elle abandonna l’approche biographique et, au lieu de suivre chaque personne de la naissance à la mort, entreprit de suivre chaque femme en sens inverse, de la mort à la naissance.
Tagiri avait commencé par une vieille femme du nom d’Amami, en réglant son chronoscope de façon que le point d’observation reste fixé sur elle tandis que l’appareil remontait le temps. De ce fait, sauf lorsqu’elle interrompait le programme. Tagiri ne comprenait rien aux conversations de son aïeule ; et, comme la cause et l’effet ne se succédaient plus selon le schéma linéaire normal, elle voyait toujours l’effet en premier et ne découvrait la cause qu’ensuite. Dans sa vieillesse. Amami boitait bas ; ce n’est qu’après avoir suivi son existence à l’envers pendant des semaines que Tagiri trouva l’origine de sa claudication : elle eut d’abord l’image d’une Amami beaucoup plus jeune, étendue, sanguinolente, sur sa paillasse, puis la femme s’écarta de sa couche en rampant à reculons, parut se défroisser et se retrouva debout devant son mari, lequel se mit, apparemment, à écarter violemment son bâton de marche d’elle à plusieurs reprises.
Et pourquoi l’avait-il battue ? Quelques minutes de recherche à rebrousse-temps lui apportèrent la réponse : Amami s’était fait violer par deux hommes influents, des Lotukos, d’un village voisin alors qu’elle faisait provision d’eau ; mais son mari n’avait pu accepter l’idée qu’il s’agissait d’un viol, car c’eût été se reconnaître incapable de protéger sa femme, ce qui l’aurait oblige à se venger, mettant ainsi en péril la paix fragile qui régnait entre les Lotukos et les Dongotonas de la vallée de la Koss. Aussi, pour le bien de sa tribu et pour sauver son amour-propre personnel, il avait dû interpréter l’histoire de sa femme en pleurs comme un mensonge et croire qu’elle s’était en réalité prostituée ; il l’avait donc battue pour la forcer à lui remettre l’argent qu’on lui avait payé, alors même qu’il n’y avait pas d’argent et qu’il le savait pertinemment, tout comme il savait que sa femme bien-aimée ne s’était pas vendue et qu’il se conduisait injustement. Sa honte évidente devant ce qu’il était en train de faire n’avait pas adouci ses coups : Tagiri n’avait vu aucun autre homme du village se montrer aussi brutal – et gratuitement, de surcroît : il avait continué à la frapper bien après qu’elle se fut mise à hurler, à le supplier et à confesser tous les péchés du monde. Comme il la battait, non par volonté de justice, mais pour convaincre les voisins que sa femme le méritait et qu’en tout cas il le croyait, il en avait rajouté. Il en avait rajouté, puis il avait dû voir Amami boiter le restant de ses jours.
S’il lui avait demandé pardon ou même s’il avait laissé entendre qu’il éprouvait des regrets, Tagiri avait raté cet épisode-là ; il avait agi comme le devait un homme pour préserver son honneur à Ikoto. Comment pouvait-il en éprouver du remords ?
Amami était peut-être boiteuse, mais du moins elle avait un époux honorable au prestige intact. Qu’importait si, quelques semaines avant qu’elle meure, de petits enfants du village se moquaient d’elle en lui lançant les mots appris auprès de leurs congénères un peu plus âgés qu’eux : « Putain à Lotukos ! »
Plus Tagiri s’intéressait, puis s’identifiait aux habitants d’Ikoto, plus elle s’habituait à vivre dans un flux temporel inversé, et, lorsqu’elle regardait les gens, autour d’elle ou par le biais du chronoscope, elle attendait de voir les causes de leurs actions au lieu des effets. Pour elle, le monde n’était pas un avenir potentiel susceptible de manipulation : c’était un ensemble de résultats irrévocables et tout ce qu’on pouvait rechercher c’étaient les causes irrévocables qui avaient mené au moment présent.
Ses supérieurs notèrent le fait avec grande curiosité, car les rares novices qui essayaient de remonter le flux temporel y renonçaient rapidement, tant l’expérience les désorientait. Mais Tagiri s’acharnait, elle. Elle suivait le cours inversé du temps de plus en plus loin, ramenait de vieilles femmes à l’utérus originel, puis s’attachait à l’existence de leur mère, toujours plus loin dans le passé, et trouvait la cause de tout.
C’est pour cela qu’on laissa son noviciat perdurer bien au-delà de ses premiers mois de tâtonnements, alors qu’elle avait appris depuis longtemps à régler le chronoscope et contourné à sa manière le problème de l’intérêt. Au lieu de l’affecter à l’un des projets en cours, on lui permit de continuer à explorer son propre passé ; il s’agissait naturellement d’une décision de simple bon sens, car Tagiri, chercheuse d’histoires plutôt que de schémas, n’entrait dans le cadre d’aucun des projets déjà lancés. On laissait en général les chercheurs d’histoires suivre leurs propres désirs. Néanmoins, son obstination à opérer à rebours faisait de Tagiri un élément non plus seulement hors du commun, mais unique.
Ses supérieurs étaient curieux de voir où allaient la conduire ses recherches et quels articles elle en tirerait.
En cela résidait d’ailleurs la différence entre elle et eux. Elle se serait observée pour déterminer non pas où son étrange façon de chercher allait la mener, mais d’où elle lui venait.
Et si on lui avait posé la question, elle aurait fourni la réponse après un instant de réflexion, car elle possédait une extraordinaire connaissance d’elle-même. C’est à cause du divorce de mes parents, aurait-elle dit. Toute sa vie, ils lui avaient semblé parfaitement heureux ; puis, alors qu’elle avait quatorze ans, elle avait appris qu’ils divorçaient et, soudain, tout le bonheur de son enfance lui était apparu comme un mensonge : toutes ces années, sans rien en montrer, ses parents s’étaient livrés à une compétition à outrance pour la suprématie au sein de la famille. Tagiri ne s’était rendu compte de rien car ils cachaient leur rivalité pernicieuse à tout le monde, l’un à l’autre et jusqu’à soi-même ; mais lorsque son père avait été nommé à la tête de l’organisation pour le relèvement du Soudan, ce qui le hissait deux échelons au-dessus de sa femme dans le même service, la haine que chacun vouait aux réussites de l’autre avait soudain éclaté au grand jour dans toute sa brutale nudité.