— Et unies par une administration monolithique et efficace, semblable à celle des Romains, renchérit Diko. Les dissensions internes de l’Europe ont beaucoup fait pour affaiblir leur domination et la rendre plus tolérable. »
— Tagiri reprit : « On peut donc aisément imaginer que les Intrus aient considéré la conquête de l’Europe par les Tlaxcaltèques comme la pire catastrophe de l’histoire humaine ; ils se sont alors servis du dynamisme de Colomb, de son ambition et de son charisme pour l’empêcher d’avoir lieu.
— Dans ce cas, que faisons-nous ? demanda Hassan. Est-ce qu’on abandonne le projet parce qu’arrêter Colomb serait encore plus désastreux que le laisser créer notre Histoire ?
— Plus désastreux ? fit Tagiri. Comment savoir ? Qu’en dites-vous. Kemal ? »
L’intéressé prit un air triomphant, « J’en dis que si Hunahpu a raison, et c’est invérifiable même s’il a brillamment soutenu sa thèse, il y a une conclusion à en tirer : bricoler le passé est inutile parce que, comme l’ont démontré les Intrus, la pagaille qu’on y met ne vaut guère mieux que celle qu’on évite.
— C’est faux », fit Hunahpu.
Tous les regards se portèrent sur lui et il s’aperçut que, dans le feu de la discussion, il avait oublié à qui il s’adressait – il venait de contredire Kemal, et devant Tagiri et Hassan, pas moins ! Il jeta un coup d’œil à Diko et vit que, loin de paraître inquiète, elle le regardait simplement avec intérêt dans l’attente de ce qu’il allait dire. De fait, tout le monde l’observait avec la même expression attentive sauf Kemal, dont cependant la mine renfrognée ne lui était sans doute pas adressée : c’était apparemment son air habituel. Hunahpu prit alors conscience qu’en ces lieux on le traitait en égal et que son audace n’avait rien de vexant ni de méprisable pour ces gens. C’était tellement extraordinaire qu’il ne savait plus que dire.
« Eh bien ? fit Kemal.
— À mon avis, dit Hunahpu, la leçon à en tirer, ce n’est pas qu’il est impossible d’intervenir efficacement sur le passé. Après tout, les Intrus ont bel et bien empêché ce qu’ils avaient prévu d’empêcher. J’ai beaucoup plus étudié les cultures d’Amérique centrale que vous et, même si j’en fais partie, si j’appartiens à ces peuples, je vous garantis qu’un monde dominé par les Tlaxcaltèques ou les Mexicas – ou même par les Mayas – n’aurait jamais engendré les valeurs démocratiques et scientifiques issues de la culture européenne, malgré toute la condescendance et la cruauté dont elle a fait preuve envers les autres peuples.
— Vous n’en savez rien, répliqua Kemal. Les Européens ont d’abord cautionné le trafic des esclaves avant de le renier peu à peu ; qui peut affirmer que les Tlaxcaltèques n’auraient pas fini par abolir les sacrifices humains ? Les Européens ont mené leurs conquêtes au nom de leurs rois et de leurs reines et, cinq cents ans plus tard, ils avaient dépouillé ces mêmes souverains, là où il en subsistait, de tout le pouvoir qu’ils possédaient autrefois. Les Tlaxcaltèques auraient changé eux aussi.
— Oui, mais, à part dans les Amériques, les pays que conquéraient les Européens conservaient leur culture d’origine, dit Hunahpu. Modifiée, certes, mais reconnaissable. À mon avis, la conquête des Tlaxcaltèques aurait davantage ressemblé à celle des Romains, qui n’a guère laissé de traces des cultures gauloise ou ibérique.
— Tout ceci est hors de propos, intervint Tagiri. Il ne s’agit pas de choisir entre l’Histoire des Intrus et la nôtre. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas restaurer la leur et ce ne serait pas souhaitable. Que ce soit la leur ou la nôtre qui ait été la pire, les deux ont été horribles.
— Et les deux, enchaîna Hassan, ont débouché sur une certaine version de l’Observatoire, sur un avenir où l’on a pris conscience du passé et où l’on est capable de le juger.
— En effet, dit Kemal d’un ton hargneux, elles ont débouché sur une époque où de petits bricoleurs qui ne savaient pas quoi faire de leur temps ont décidé de remonter dans le passé et de le réformer pour le faire coïncider avec les valeurs du présent. Les morts sont morts ; étudions-les et tâchons d’en apprendre quelque chose.
— Et aidons-les si c’est possible, fit Tagiri d’une voix qu’altérait la passion. Kemal, la seule conclusion à tirer de l’intervention des Intrus, c’est qu’elle était insuffisante et non qu’il n’aurait pas fallu la tenter.
— Insuffisante !
— Ils n’ont songé qu’à l’Histoire qu’ils voulaient éviter, pas à celle qu’ils désiraient initier. Nous devons faire mieux.
— Et comment ? demanda Diko. À notre moindre action, à notre première modification, nous courons le risque de nous éliminer nous-mêmes. Donc nous n’avons droit qu’à un seul essai, comme eux.
— Ils n’ont eu droit qu’à un essai, répondit Tagiri, parce qu’ils ont envoyé un message. Mais si nous envoyons un messager ?
— Envoyer quelqu’un ?
— Après une étude approfondie, nous avons découvert quelle technologie ont employé les Intrus ; ils n’ont pas seulement transmis un message depuis leur propre époque parce qu’à peine auraient-ils commencé à le lancer qu’ils se seraient annihilés eux-mêmes avec l’appareil transmetteur. Non : ils ont renvoyé un objet dans le temps, un projecteur holographique qui contenait le message. Ils savaient précisément où le déposer et quand le déclencher. Nous avons trouvé la machine ; elle marchait parfaitement mais, d’un seul coup, elle a sécrété des acides puissants qui ont détruit les circuits, puis, au bout d’environ une heure, alors qu’il n’y avait personne dans les alentours, elle a émis une bouffée thermique qui l’a réduite en une masse de scories, et enfin elle a explosé en projetant de minuscules fragments fondus sur plusieurs hectares.
— Vous ne nous en avez jamais parlé ! dit Kemal.
— Ceux qui s’occupent de fabriquer une machine temporelle sont au courant depuis quelque temps, répondit Tagiri. Ils ne devraient pas tarder à publier un article. L’important, c’est que les Intrus n’ont pas envoyé un simple message mais carrément un objet. Ça a suffi à modifier l’Histoire, mais pas à la façonner intelligemment. Nous, nous devons envoyer un messager capable de réagir aux circonstances, capable non seulement d’opérer un changement mais d’en introduire de nouveaux par la suite ; de cette façon, nous pourrons faire mieux que nous contenter d’éviter une voie nuisible : nous pourrons consciemment, adroitement, en créer une qui ouvrira sur une Histoire infiniment meilleure. Considérez-nous comme des médecins qui soignent le passé : faire une injection, donner une pilule au patient ne suffit pas ; il faut le maintenir sous surveillance pendant une longue période afin d’adapter le traitement au développement de la maladie.
— Donc, envoyer quelqu’un dans le passé, dit Kemal.
— Quelqu’un ou plusieurs personnes, répondit Tagiri. Un individu isolé peut tomber malade, avoir un accident ou se faire tuer. Plusieurs messagers multiplieraient les chances de réussite.
— Alors je dois en faire partie, déclara Kemal.
— Comment ? s’écria Hassan. Vous ? Vous qui affirmez qu’il ne faut pas intervenir du tout ?
— Je n’ai jamais prétendu ça, rétorqua Kemal ; j’ai seulement dit qu’il était stupide d’intervenir si l’on n’avait aucun moyen de s’assurer des conséquences. Mais si vous envoyez une équipe dans le passé, je veux en être pour veiller à ce que tout se déroule convenablement. Pour vérifier que ça en vaut la peine.
— Vous avez une opinion démesurée de vos propres capacités de discernement, fit Hassan d’un ton aigre.