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— Exact, répondit Kemal. Mais j’irai tout de même.

— Si l’opération a lieu, dit Tagiri. Il faut examiner à la loupe le scénario d’Hunahpu et rassembler un maximum de preuves ; puis, quelle que soit l’image qui en sortira, il faudra décider quelles modifications apporter. En attendant, des savants de chez nous travaillent sur la machine – avec confiance, parce que nous avons vu qu’un objet physique pouvait être renvoyé dans le temps. Une fois tous ces projets menés à leur terme et acquise la possibilité de voyager dans le temps, lorsque nous saurons précisément ce que nous voulons réaliser et comment y parvenir –, alors nous rendrons public notre rapport et la décision de mettre ou non le projet en application incombera à toute l’humanité. À tout le monde. »

Dans le froid de la nuit tombée, Columbus rentrait chez lui, épuisé, non de sa marche dans les rues car le trajet n’était pas long, mais des questions, des réponses et des discussions interminables auxquelles il était soumis. Par moments, il avait envie de déclarer simplement : « Père Talavera, je vous ai dit tout ce que crois savoir. Je n’ai plus d’autres réponses à vous fournir. Allez faire votre rapport. » Mais, comme les franciscains de La Râbida l’en avaient prévenu, ce serait anéantir toutes ses chances. Le compte rendu de Talavera serait complet et impitoyable, sans la moindre brèche par où pourraient se faufiler des navires, des hommes d’équipage et des vivres.

En certaines occasions aussi, Columbus devait se retenir de saisir le prêtre patient à l’esprit brillant et méthodique et de le secouer en confessant : « Vous croyez que je ne sais pas à quel point ça vous paraît farfelu ? Mais c’est Dieu Lui-même qui m’a ordonné de naviguer vers l’ouest pour atteindre les grands royaumes d’Orient ! Voilà pourquoi mon raisonnement ne peut être que juste : non parce que j’en ai des preuves, mais parce que j’en ai la parole de Dieu ! »

Naturellement, il ne succombait jamais à cette tentation. Malgré son espoir, en cas d’accusation d’hérésie, que Dieu interviendrait pour empêcher les prêtres de l’envoyer au bûcher, il ne tenait pas à Le mettre à l’épreuve. Après tout, Dieu lui avait commandé de ne rien révéler à personne et il ne pourrait guère compter sur une intervention miraculeuse s’il s’exposait au feu par sa propre impatience.

Ainsi, les jours, les semaines, les mois s’écoulaient et il semblait qu’il dût se passer encore autant de jours, de semaines et de mois – pourquoi pas des années ? – avant qu’enfin Talavera ne déclare : « Colomb en sait apparemment plus long qu’il ne veut bien en dire, mais nous devons faire notre rapport et en finir. » Combien d’années ? Rien que d’y songer, il sentait la lassitude l’envahir. Serai-je un nouveau Moïse ? Vais-je obtenir l’autorisation d’armer une flotte alors que je serai si vieux que je devrai me contenter de rester à quai et de regarder s’éloigner mes vaisseaux ? Ne pénétrerai-je jamais moi-même en terre promise ?

À peine eut-il posé la main sur le bois de la porte qu’elle s’ouvrit à la volée, et Béatrice le prit dans ses bras, guère gênée par son ventre rond. « Es-tu folle ? fit Columbus. Ç’aurait pu être n’importe qui ! Et toi, tu ouvres la porte sans même demander qui est là !

— Mais c’était toi, non ? » répondit-elle en l’embrassant.

Il tendit le bras derrière lui, referma la porte puis se débrouilla pour échapper à l’étreinte de Béatrice le temps de la barrer. « Tu dessers ta propre réputation en montrant à toute la rue que tu m’attends chez moi et en m’accueillant avec des baisers.

— Parce que toute la rue n’est pas déjà au courant, crois-tu ? Même les gamins de deux ans savent que Béatrice porte l’enfant de Cristóbal !

— Alors, laisse-moi t’épouser, Béatrice.

— Tu dis ça, Cristóbal, uniquement parce que je répondrai non, tu le sais bien. »

Il protesta, mais au fond de son cœur il devait s’avouer qu’elle avait raison. Il avait promis à Felipa que Diego serait son seul héritier, ce qui lui interdisait d’épouser Béatrice et de reconnaître son enfant. Mais, au-delà de son serment, il y avait le raisonnement qu’elle tenait toujours et il était fondé. Elle était d’ailleurs en train de le lui réciter :

« Tu ne dois pas avoir une femme et un enfant sur les bras quand la cour déménagera pour Salamanque au printemps ; et puis, actuellement, tu te présentes à la cour comme un gentilhomme qui s’est uni à la noblesse et à la royauté du Portugal ; tu es le veuf d’une femme de haute naissance. Mais si tu m’épouses, que seras-tu ? Le mari de la cousine d’une famille marchande de Gênes, ce qui ne fait pas de toi un gentilhomme. De plus, je crois que la marquise de Moya ne te trouverait plus aussi sympathique. »

Ah, c’était vrai : son autre « liaison », la bonne amie d’Isabelle, la marquise. En vain il avait expliqué à Béatrice qu’étant donné sa grande piété Isabelle ne tolérerait jamais le moindre soupçon de badinerie de Columbus avec son amie : Béatrice était convaincue qu’il couchait avec elle régulièrement et elle se donnait beaucoup de mal pour feindre de ne pas y attacher d’importance. « La marquise est pour moi une amie et un soutien, parce qu’elle a l’oreille de la reine et qu’elle croit en ma cause, dit Columbus. Mais tout ce qui me séduit chez elle, c’est son nom.

— Moya ? fit Béatrice, taquine.

— Son prénom, devrais-je dire : Béatrice, comme toi. Quand je l’entends prononcer, je suis envahi d’amour, mais pour toi seule. » Il posa sa main sur le ventre rond. « Je regrette de t’avoir infligé ce fardeau.

— Ton enfant n’est pas un fardeau pour moi, Cristóbal.

— Je ne pourrai jamais le reconnaître. Si j’acquiers des titres et de la fortune, ils iront à Diego, le fils de Felipa.

— Le sang de Colomb coulera dans ses veines et il aura en partage mon amour et celui que tu m’as donné.

— Béatrice, fit Columbus, et si j’échoue ? S’il n’y a jamais de voyage, et par conséquent ni fortune ni titres ? Que sera ton enfant, alors ? Le bâtard d’un aventurier génois qui aura tenté d’entraîner les têtes couronnées d’Europe dans un projet aberrant pour explorer les confins inconnus de la mer.

— Mais tu n’échoueras pas, répondit-elle en se nichant plus douillettement contre lui. Dieu est avec toi. »

Vraiment ? se dit Columbus. Ou bien, lorsque j’ai succombé à ta passion et que je t’ai rejointe sur ton lit, ce péché – qu’aujourd’hui même je n’ai pas la force de renier – m’a-t-il privé de la faveur divine ? Dois-je te répudier et me repentir de t’avoir aimée pour rentrer dans ses bonnes grâces ? Ou dois-je enfreindre le vœu que j’ai fait à Felipa et courir le risque de t’épouser ?

« Dieu est avec toi, répéta-t-elle. Il t’a donné à moi. Tu dois renoncer au mariage pour le bien de ta grande mission, mais Dieu ne veut sûrement pas que tu joues les prêtres, célibataire et sans amour. »

Toujours elle avait tenu ce genre de propos, dès le début de leur rencontre, si bien qu’il s’était demandé si Dieu ne lui avait pas envoyé quelqu’un à qui s’ouvrir de sa vision de la plage, non loin de Lagos. Mais non, elle en ignorait tout ; pourtant sa foi en l’origine divine de sa mission était inébranlable et le soutenait dans ses pires moments d’abattement.

« Il faut manger, dit-elle. Tu dois conserver tes forces pour affronter les prêtres. »

Elle avait raison, et il avait faim. Mais d’abord il l’embrassa, parce qu’elle avait besoin de se croire plus importante que tout pour lui, plus que la nourriture, plus que sa mission. Et, tandis qu’ils échangeaient un baiser, il songea : Si seulement j’avais pris autant soin de Felipa ! Si seulement j’avais pris le peu de temps qu’il fallait pour la rassurer, elle n’aurait peut-être pas sombré dans le désespoir et ne serait pas morte si jeune ; en tout cas, si elle avait dû quand même mourir, sa vie aurait été plus heureuse jusque-là. Ç’aurait été si facile, mais je ne savais pas.