Est-ce cela que représente Béatrice ? Ma chance de réparer les erreurs commises avec Felipa ? Ou simplement le moyen d’en faire de nouvelles ?
Peu importait : si Dieu voulait punir Columbus de sa relation illégitime avec Béatrice, qu’il en soit ainsi. Mais si Dieu désirait toujours qu’il accomplisse son voyage vers l’ouest, malgré ses péchés et ses faiblesses, Columbus s’efforcerait de réussir. Ses péchés n’étaient pas pires que ceux du roi Salomon et largement plus triviaux que ceux du roi David ; or Dieu avait accordé la grandeur à tous deux.
Le dîner fut délicieux ; ensuite ils s’ébattirent sur le lit, puis Columbus s’endormit. C’était son seul bonheur en ces jours noirs et froids, et, que Dieu l’approuve ou non, il en profitait.
Tagiri intégra Hunahpu au projet Colomb et lui confia la tâche, conjointement avec Diko, de mettre au point un plan d’action afin d’intervenir sur le passé. L’espace d’une heure ou deux, Hunahpu se sentit vengé : il aurait voulu retrouver son ancien poste juste le temps de dire au revoir, de lire la jalousie sur le visage de ceux qui méprisaient son travail personnel – travail qui allait désormais former le socle de la grande œuvre de Kemal lui-même. Mais le transport du triomphe s’effaça bientôt pour laisser la place à l’angoisse : il allait devoir collaborer avec des gens habitués à un très haut niveau de pensée, d’analyse, et il allait devoir superviser des groupes, lui qu’il avait toujours été impossible de superviser ! Comment pourrait-il être à la hauteur ? Tout le monde allait le juger incompétent, ses subalternes comme ses supérieurs.
Ce fut Diko qui l’aida à passer le cap des premiers jours, en prenant soin de ne pas marcher sur ses plates-bandes et en veillant à ce qu’au contraire aucune décision ne soit prise unilatéralement, à ce que chaque fois qu’il avait besoin de ses conseils, fût-ce pour savoir quelles étaient les options possibles, elle ne lui réponde qu’en privé, afin de ne pas passer pour la seule et véritable tête pensante de l’équipe. De ce fait, Hunahpu commença très vite à prendre confiance en lui et dès lors ils dirigèrent réellement le service main dans la main, certes non sans confrontation de points de vue mais sans jamais prendre de résolution tant qu’ils n’étaient pas tous les deux d’accord. Nul davantage qu’Hunahpu et Diko eux-mêmes n’aurait pu être surpris lorsque, au bout de plusieurs mois de collaboration, chacun s’aperçut que leur interdépendance professionnelle s’était muée en une relation beaucoup plus intense et personnelle.
La situation était exaspérante pour Hunahpu : il travaillait chaque jour auprès de Diko, chaque jour il était un peu plus certain qu’elle partageait son amour, et pourtant elle refusait le moindre signe, la moindre proposition, le moindre appel direct de sa part à étendre leur amitié au-delà des couloirs de l’Observatoire et jusqu’aux huttes de Juba.
« Pourquoi ? demandait-il. Mais pourquoi ?
— Je suis fatiguée, répondait-elle. Nous avons trop à faire. » D’habitude, il se laissait arrêter par ce genre d’explications, mais cette fois il n’en pouvait plus. « Tout marche à merveille dans notre projet, dit-il. Nous travaillons parfaitement ensemble, l’équipe que nous avons réunie est efficace et on peut compter sur elle ; nous rentrons chez nous le soir à des heures raisonnables ; il nous reste donc du temps, pour peu que tu veuilles le prendre, à consacrer à nous-mêmes, pour dîner ensemble, pour parler face à face comme un homme et une femme.
— Non, il n’y pas de temps pour ça, répliqua-t-elle.
— Pourquoi ? fit-il, insistant. Notre projet est pratiquement au point, mais Kemal bricole encore son rapport sur les avenirs probables et la machine temporelle est très loin d’être prête. Nous avons tout notre temps ! »
La douleur qu’exprimait le visage de Diko aurait habituellement suffi à l’arrêter, mais pas cette fois. « Ne fais pas cette tête, dit-il. Ton père et ta mère travaillent ensemble comme nous, et ça ne les a pas empêchés de se marier et d’avoir un enfant.
— Oui. Mais ça ne nous arrivera pas.
— Mais enfin, pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Je suis trop petit pour toi ? Je n’y peux rien si les Mayas sont moins grands que les Turco-Dongotonas !
— Tu es idiot, Hunahpu. Papa aussi est plus petit que maman. Tu me crois bornée à ce point-là ?
— Oui, au point d’être aussi amoureuse de moi que je le suis de toi mais de refuser, pour je ne sais quelle raison délirante, de le reconnaître, de refuser d’envisager que nous soyons heureux ensemble ! »
Saisi, il vit soudain des larmes perler aux yeux de Diko. « Je n’ai pas envie d’en parler, dit-elle.
— Mais moi, si !
— Tu crois m’aimer, c’est tout.
— Non, j’en suis sûr.
— Et tu crois que je t’aime.
— Je l’espère.
— Et tu as peut-être raison, répondit-elle. Mais il y a quelque chose que nous aimons davantage, toi et moi.
— Quoi donc ?
— Tout ça », dit-elle en désignant du geste la pièce où ils se trouvaient, remplie de chronoscopes, d’ordinateurs, de bureaux et de chaises.
« Les gens qui travaillent à l’Observatoire aiment et vivent comme tout le monde, répondit-il.
— Je ne parle pas de l’Observatoire, Hunahpu, mais de notre projet, le projet Colomb. On va réussir : on va choisir une équipe de trois personnes qui remonteront le temps. Et, lorsqu’elles accompliront leur mission, tout ce qui nous entoure, nous-mêmes, tout disparaîtra. À quoi bon se marier et mettre un enfant au monde si le monde part en fumée dans quelques années ?
— Ça, on n’en sait rien, rétorqua Hunahpu. Les mathématiciens sont encore divisés là-dessus. Peut-être qu’en intervenant dans le passé on crée simplement un nouvel embranchement dans le temps, si bien que les deux avenirs continuent d’exister en parallèle.
— Tu sais très bien que c’est l’hypothèse la moins probable. La machine temporelle qu’on bâtit est fondée sur la théorie du métatemps : tout objet renvoyé dans le passé sort du flux causal et n’est plus affecté par ce qui arrive au courant temporel dans lequel il a pris naissance ; quand il réintègre le courant en un autre point, il devient un facteur d’effet, mais dépourvu lui-même de cause. Lorsque nous modifierons le passé, notre présent disparaîtra.
— Les deux théories expliquent l’une comme l’autre le fonctionnement de la machine, répondit Hunahpu ; alors n’essaye pas de m’écraser sous tes connaissances supérieures en mathématiques et en théorie temporelle.
— De toute manière, c’est sans importance, fit Diko, parce que, même si notre temps continue d’exister, je n’y serai plus. »
C’était donc cela : sans l’avoir jamais dit, elle s’attendait à faire partie des trois personnes renvoyées dans le passé.
« C’est grotesque ! s’exclama-t-il. Une femme noire, grande comme un jour sans pain, au milieu des Taïnos ?
— Une grande femme noire douée d’une connaissance précise de l’avenir qui guette les tribus autochtones, répliqua-t-elle. Je devrais m’en tirer parfaitement bien.
— Tes parents ne te laisseront jamais partir.
— Mes parents feront tout pour assurer le succès de la mission. Je suis déjà plus qualifiée que quiconque : je suis en excellente santé, j’ai appris les langues nécessaires pour cet aspect du projet – l’espagnol, le génois, le latin, deux dialectes arawaks, un antillais et le ciboney toujours en usage dans le village de Putukam parce que considéré comme sacré. Qui peut en dire autant ? Et je connais le plan, tous ses tenants et aboutissants, toute la somme de réflexions qu’on y a mis. Qui mieux que moi saura l’adapter si la tournure des événements l’exige ? Crois-moi, Hunahpu : je vais partir. Papa et maman s’y opposeront au début, puis ils s’apercevront que je représente leur meilleure chance de réussite et ils m’enverront. »