— Cet individu que vous enverrez, répondit Manjam, c’est un événement discret. Il possédera un cerveau et ce cerveau contiendra des souvenirs qui, lorsqu’il les évoquera, lui fourniront certaines informations. Ces informations lui feront croire qu’il se souvient d’une réalité, d’un monde et d’une Histoire. Mais tout ce qui existera en fait, ce sera lui-même et son cerveau. La chaîne causale ne comprendra que les liens causaux qui ont conduit à la création de son organisme physique, y compris son cerveau tel qu’il sera, mais on ne pourra pas dire que les éléments de la chaîne causale ne faisant pas partie de la nouvelle réalité existent dans quelque sens que ce soit. »
Tagiri était bouleversée. « Tant pis si je ne comprends pas les explications scientifiques du phénomène, dit-elle. Je sais en tout cas que ça me fait horreur.
— Il est toujours inquiétant de s’aventurer dans des domaines qui vont à l’encontre de l’intuition, fit Manjam.
— Ce n’est pas ça, reprit Tagiri en tremblant. Je n’ai pas dit que j’avais peur. Je n’ai pas peur : je suis en colère et… frustrée. Horrifiée.
— Horrifiée par les mathématiques temporelles ?
— Horrifiée par ce que nous faisons, par ce que les Intrus ont fait. J’ai dû garder le sentiment qu’ils existaient toujours dans un sens, qu’ils avaient envoyé leur machine et poursuivi leur vie, consolés de leur pitoyable situation par la conviction qu’ils avaient aidé leurs ancêtres.
— Mais ce n’était pas possible, dit Manjam.
— Je m’en rends compte. Et, quand j’y ai réfléchi pour de bon, je les ai imaginés en train d’envoyer leur machine et, au même instant… de disparaître. Une mort propre, sans douleur, pour tous. Mais au moins, jusqu’à cet instant, ils avaient vécu.
— Ma foi, dit Manjam, en quoi passer proprement et sans douleur dans la non-existence est-il pire que mourir proprement et sans douleur ?
— Ce n’est pas pire, répondit Tagiri. Et ce n’est pas mieux non plus pour les personnes concernées.
— Quelles personnes ? demanda Manjam en haussant les épaules.
— Nous, Manjam. Il s’agit du sort que nous nous réservons.
— Si vous appliquez votre plan, nous n’aurons jamais existé. Le seul aspect de notre chaîne de causalité qui aura un avenir ou un passé quelconque, ce sera les individus liés à la création du corps physique et de l’état mental de ceux que vous aurez projetés dans le passé.
— Tout ça n’a aucun intérêt, intervint Diko. On se fiche de savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. N’est-ce pas ce que nous cherchons depuis le début : faire en sorte que les événements atroces de notre histoire n’aient jamais eu lieu ? Et, quant à notre propre histoire, aux segments qui en disparaîtront, quelle importance si un mathématicien nous traite d’"irréels" ? Après tout, ils disent déjà pis que pendre de la racine carrée de moins deux ! »
Tout le monde éclata de rire sauf Tagiri. Ils ne voyaient pas le passé comme elle ; ou, plutôt, ils ne le sentaient pas. Ils ne comprenaient pas que pour elle, à travers le chronoscope, le passé était vivant et bien réel. Ce n’était pas parce que des gens étaient morts qu’ils ne faisaient pas partie du présent : elle pouvait retourner dans le passé et les retrouver, les voir, les entendre, les connaître, du moins autant qu’un être humain peut en connaître un autre. Avant même l’avènement du chronoscope, les morts survivaient par la mémoire, par une certaine sorte de mémoire. Mais si l’on changeait le passé tout cela disparaîtrait. Demander à l’humanité d’aujourd’hui d’accepter de renoncer à son avenir dans l’espoir de créer une nouvelle réalité, c’était une chose, et ce serait déjà difficile ; mais en plus remonter le temps et tuer les morts, les abolir eux aussi… Et ils n’avaient pas voix au chapitre, eux. On ne pouvait pas les consulter.
Nous ne devons pas intervenir, se dit-elle. Ce serait injuste ; ce serait un crime plus épouvantable que celui que nous essayons d’empêcher.
Elle se leva et quitta la réunion. Diko et Hassan firent mine de la suivre mais elle les repoussa. « Je veux rester seule », dit-elle, et ils retournèrent à la réunion qui, elle le savait, était désormais gâchée. L’espace d’un instant, elle eut du remords d’avoir accueilli le triomphe des physiciens par une réaction aussi négative, mais, tandis qu’elle errait par les rues de Juba, ce scrupule s’évanouit, remplacé par un autre beaucoup plus profond.
Les enfants qui jouaient nus dans la terre et les herbes folles, les hommes et les femmes qui vaquaient à leurs occupations, elle leur parlait à tous dans son cœur : Ça vous plairait, de mourir ? Et pas seulement vous, mais vos enfants et leurs enfants aussi ? Allons dans les cimetières, ouvrons les tombes et tuons ceux qui s’y trouvent : tout ce qu’ils ont fait, bon ou mauvais, toutes leurs joies, toutes leurs souffrances, toutes leurs décisions – tuons tout, effaçons tout, oblitérons tout, en remontant de plus en plus loin, jusqu’à l’instant glorieux que nous avons choisi en le déclarant digne de continuer à exister, mais avec un nouvel avenir au bout. Et pourquoi faut-il que vous et les vôtres mouriez tous ? Parce qu’à notre avis ils n’ont pas su créer un monde assez bon. Leurs erreurs tout au long de l’Histoire ont été si impardonnables qu’elles éclipsent la valeur du bien qui a pu être fait. Tout doit disparaître.
Quelle arrogance ! Comment osons-nous ? Même si nous obtenons l’accord unanime de toute l’humanité de notre époque, comment faire voter les morts ?
Elle descendit prudemment le long des falaises jusqu’au bord du fleuve. Dans l’après-midi finissant, la chaleur du jour commençait à baisser. Au loin, des hippopotames se baignaient, paissaient ou sommeillaient ; des oiseaux chantaient en s’apprêtant pour le crépuscule et son orgie frénétique d’insectes. Que se passe-t-il dans votre tête, oiseaux, hippopotames, insectes d’une fin d’après-midi ? Jouissez-vous d’être vivants ? Avez-vous peur de la mort ? Vous tuez pour vivre ; vous mourez pour que d’autres vivent ; c’est la voie tracée pour vous par l’évolution, par la vie même. Mais, si vous en aviez le pouvoir, ne vous sauveriez-vous pas vous-mêmes ?
Elle se tenait encore au bord du fleuve quand l’obscurité tomba et que les étoiles apparurent. Un instant, les yeux levés vers leur antique lumière, elle songea : Pourquoi cette angoisse à l’idée d’effacer une si grande partie de l’histoire humaine ? Pourquoi cette détresse à l’idée qu’elle sera pire qu’oubliée : inconnue ? Pourquoi y voir un crime alors qu’il ne s’agit que d’un clin d’œil à côté des milliards d’années d’existence des étoiles ? Au dernier soupir de notre Histoire, nous serons tous oubliés ; qu’importe alors que certains le soient plus tôt que d’autres, ou que certains n’aient jamais vécu ?
Ah, le sage point de vue que voilà, de comparer l’existence des hommes à celle des étoiles ! Seulement, c’est à double tranchant. Si, à long terme, oblitérer des milliards de vies afin de sauver nos ancêtres n’a pas d’importance, sauver nos ancêtres n’en a pas non plus ; pourquoi se fatiguer à modifier le passé, dans ces conditions ?
Le seul point de vue qui compte, c’est l’humain, Tagiri le comprit alors. Nous sommes les seuls intéressés, tous, acteurs et spectateurs. Et critiques. Nous sommes aussi les critiques.
L’éclat d’une torche électrique apparut et elle entendit des pas s’approcher.
« La lumière va attirer des animaux indésirables, dit-elle.
— Viens avec moi, fit Diko. C’est dangereux par ici, et papa s’inquiète.
— Pourquoi donc ? Ma vie n’existe pas. Je n’ai jamais vécu.