— En ce moment tu es vivante, moi aussi, et pareil pour les crocodiles.
— Si les vies individuelles ne comptent pas, pourquoi se casser la tête à remonter le temps pour les rendre meilleures ? Et si elles comptent malgré tout, quel droit avons-nous d’effacer les unes au profit des autres ?
— Les vies individuelles comptent, rétorqua Diko, mais la vie également, la vie dans son ensemble. C’est ça que tu oublies ; c’est ça que Manjam et les scientifiques oublient eux aussi. Ils parlent d’instants séparés, qui ne se touchent pas, et prétendent que c’est la seule réalité, tout comme la seule réalité de la vie humaine c’est les individus, les individus isolés qui ne se connaissent jamais vraiment les uns les autres, qui n’entrent jamais vraiment en contact les uns avec les autres. Si proches que nous soyons, il y a toujours un écart. »
Tagiri secoua la tête. « Ça n’a rien à voir avec ce qui me chagrine.
— Ç’a tout à voir, au contraire ! Parce que c’est un mensonge et tu le sais comme moi ! Tu sais aussi que les mathématiciens se trompent complètement en ce qui concerne les instants : ils se touchent ! Même si on ne peut pas vraiment cerner la causalité, les liens entre les différents instants, ce n’est pas pour ça qu’ils ne sont pas réels ! Et ce n’est pas parce que, quand tu observes de près l’espèce humaine, une communauté, une famille, tu ne vois que des individus séparés, ce n’est pas pour ça que la famille n’existe pas ! Après tout, si tu étudies une molécule, tu ne vois que des atomes. Il n’y a pas de lien physique entre eux ; et pourtant la molécule existe bel et bien à cause de l’interaction de ces atomes.
— Tu ne vaux pas mieux qu’eux, dit Tagiri : tu réponds à l’angoisse par des analogies !
— Je n’ai rien d’autre, fit Diko. Je n’ai que la vérité à t’offrir, et la vérité ne console jamais. Mais tu m’as appris à la comprendre. Donc, voici la vérité : qu’est-ce que l’existence humaine ? Qu’en faisons-nous ? À quoi sert-elle ? À créer des communautés. Certaines sont bonnes, d’autres mauvaises, ou quelque part entre les deux. C’est bien ce que tu m’as enseigné, non ? Et il y a des communautés de communautés, des regroupements de groupes, et…
— Et qu’est-ce qui fait qu’elles sont bonnes ou mauvaises ? dit Tagiri d’une voix tendue. La qualité des vies individuelles ! Celles-là mêmes que nous allons effacer !
— Non, répliqua Diko. Ce que nous allons faire, c’est remonter le temps et réformer la communauté suprême : l’ensemble de l’espèce humaine, toute l’histoire de notre planète. Nous allons en créer une nouvelle version qui donnera aux nouveaux individus qu’elle abritera une probabilité infiniment supérieure d’accéder au bonheur, à une vie meilleure. C’est la réalité et c’est bien, maman. Ça en vaut le coup, je te le promets.
— Je n’ai jamais connu de groupes, dit Tagiri. Rien que des gens, des individus. Pourquoi devrais-je les faire payer pour améliorer cette entité imaginaire qu’on appelle "l’histoire humaine" ? L’améliorer pour qui ?
— Mais, maman, les individus se sacrifient toujours pour la communauté. Quand l’enjeu est assez important, les gens vont même jusqu’à mourir de leur plein gré pour le bien de la communauté dont ils se sentent partie prenante ; et je ne parle pas des innombrables sacrifices qui n’aboutissent pas à la mort. Et tout ça pourquoi ? Pourquoi renoncer à nos désirs personnels, renoncer à les exaucer, ou travailler d’arrache-pied à des tâches qui nous font horreur ou qui nous font peur, simplement parce que d’autres ont besoin que nous le fassions ? Pourquoi t’es-tu donné tant de mal pour nous mettre au monde, Acho et moi ? Pourquoi as-tu accepté de passer tant de temps à nous élever ? »
Tagiri regarda sa fille. « Je n’en ai aucune idée ; mais, en t’écoutant, je commence à me dire que ça en valait peut-être la peine, parce que tu sais des choses que j’ignore. Je voulais créer quelqu’un de différent de moi, de mieux que moi, et c’est de grand cœur que j’y ai consacré une partie de ma vie. Te voici maintenant devant moi, et tu m’assures que c’est ainsi que nous considéreront les gens de la nouvelle Histoire que nous fabriquons : comme ceux qui ont sacrifié leur existence pour créer leur Histoire, de même que des parents se sacrifient pour donner le jour à des enfants forts et heureux.
— Oui, maman. Manjam se trompe : les gens qui ont envoyé sa vision à Colomb ont bel et bien existé. Ce sont les parents du temps où nous vivons ; nous sommes leurs enfants. Et maintenant, c’est à notre tour d’être les parents d’un autre temps.
— Ce qui démontre simplement, fit Tagiri, qu’avec des mots on peut toujours faire passer l’acte le plus horrible pour un exploit superbe et généreux, afin de pouvoir se regarder dans une glace après l’avoir commis. »
Diko dévisagea Tagiri un long moment sans rien dire, puis elle jeta sa torche aux pieds de sa mère et s’éloigna dans la nuit.
Isabelle s’aperçut que l’audience avec Talavera l’inquiétait. Elle porterait sur Cristóbal Colon, naturellement ; cela signifiait qu’il avait dû parvenir à une conclusion. « C’est ridicule de ma part, n’est-ce pas ? dit la reine à dame Felicia. Pourtant, son verdict me tourmente autant que si j’étais jugée moi-même. »
Dame Felicia marmonna une réponse évasive.
« Mais peut-être suis-je effectivement jugée.
— Quel tribunal de notre monde pourrait juger une reine, Votre Majesté ? demanda dame Felicia.
— C’est toute la question. Le premier jour où Cristóbal s’est adressé à la cour, il y a déjà bien des années, j’ai senti que la Sainte Mère m’offrait un présent doux et raffiné, un fruit de son propre jardin, un grain de raisin de sa vigne.
— C’est effectivement un homme fort séduisant, Votre Majesté.
— Je ne parlais pas de lui, bien que je le tienne pour un homme plein de ferveur et de bonté. » Isabelle ne devait jamais donner l’impression à quiconque de regarder un autre que son époux avec le moindre frémissement. « Non, je veux dire que la Mère de Dieu me donnait l’occasion d’ouvrir une grande porte close depuis longtemps. » Elle soupira. « Mais même le pouvoir d’une reine n’est pas infini. Je n’avais pas de navires à lui donner et dire oui sur-le-champ eût été trop cher payé. À présent, Talavera a pris sa décision et je crains qu’il ne soit sur le point de fermer une porte dont on ne me redonnera plus jamais la clé. Elle passera entre d’autres mains et j’en aurai pour toujours le regret.
— Le Ciel ne peut condamner Votre Majesté de n’avoir pas fait ce qui n’était pas en son pouvoir, fit observer dame Felicia.
— Ce n’est pas la condamnation du Ciel qui m’inquiète pour l’heure. Cela, je le réserve à mes confesseurs.
— Oh, Votre Majesté, je ne prétends pas que vous soyez sous le coup d’une condamnation à cause…
— Non, non, dame Felicia, n’ayez point de souci. Votre remarque n’avait pour but que de me tranquilliser et je n’y vois rien d’autre. »
Felicia, encore en émoi, se leva pour répondre au coup doucement frappé à la porte. C’était le père Talavera.
« Voulez-vous attendre à côté, dame Felicia ? » fit Isabelle.
Talavera lui prit la main et s’inclina. « Votre Majesté, je m’apprête à demander au père Maldonado de rédiger le verdict. »
C’était le pire qui pût arriver. Elle entendit le fracas de la porte céleste qui se refermait.
« Pourquoi aujourd’hui particulièrement ? s’enquit-elle néanmoins. Vous avez passé des années à examiner la requête de ce Cristóbal Colon ; est-il si urgent à présent de statuer sur son cas ?
— Je le crois.
— Et pourquoi cela ?