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Alors seulement, Tagiri s’était rappelé de mystérieuses conversations au petit-déjeuner ou au dîner où ses parents se félicitaient mutuellement de tel ou tel succès ; les yeux désormais dessillés, Tagiri s’était rejoué leurs paroles et avait compris qu’elles étaient autant de coups de poignard dans la fierté de l’autre. Et c’est ainsi que, dans la fleur de l’enfance, elle avait revécu toute son existence, mais à l’envers ; elle en connaissait l’état présent et elle en avait remonté le cours pour découvrir les véritables causes de tout. De ce jour, elle n’avait plus considéré la vie autrement, et ce bien avant de songer à se servir de ses études d’ethnologie et des langues anciennes pour entrer à l’Observatoire du temps.

Mais on ne lui demanda pas pourquoi elle suivait le cours du temps en sens inverse et elle ne s’en expliqua donc pas. Bien que vaguement inquiète de ne pas encore avoir été affectée à un projet, Tagiri s’en réjouissait néanmoins car elle jouait au plus beau jeu de toute sa vie : résoudre des énigmes. La fille d’Amami n’avait-elle pas un peu tardé à se marier ? Et sa propre fille, en revanche, n’avait-elle pas convolé trop jeune, et avec un homme beaucoup plus égoïste et entêté que le mari de sa mère, gentil mais un peu bonasse ? Chaque fille rejetait les choix de sa mère sans jamais comprendre les raisons sous-jacentes à son mode de vie. Bonheur pour telle génération, détresse pour la suivante, mais tout avait sa source dans le viol et la bastonnade injuste d’une femme déjà malheureuse. Tagiri entendait tous les échos avant de parvenir enfin à la cloche d’origine ; elle percevait toutes les ondes avant de voir enfin la pierre tomber dans la mare. Exactement comme cela s’était passé dans son enfance.

Selon toutes ses prémices, elle allait faire une carrière hors norme et son dossier se vit attribuer une étiquette argentée, ornement rare indiquant à qui disposait de l’autorité de réaffecter Tagiri qu’il fallait la laisser tranquille, voire l’encourager à poursuivre ses recherches présentes. Entre-temps, sans qu’elle en sût rien, un moniteur allait l’observer sans arrêt pour suivre ses travaux afin que, si d’aventure elle ne publiait jamais (comme cela se produisait parfois avec ces oiseaux rares), on puisse néanmoins rédiger un rapport sur son œuvre au cas où elle aurait quelque valeur.

Cinq autres personnes seulement possédaient une étiquette argentée sur leur dossier lorsque Tagiri obtint le même statut, et elle était la plus bizarre du lot.

Sa vie aurait pu continuer ainsi indéfiniment, car on ne laissait rien l’empêcher de suivre sa pente naturelle. Mais, alors qu’elle avait bien entamé sa seconde année de recherches personnelles, elle tomba sur un événement au village d’Ikoto qui la détourna de son chemin et lui en fit prendre un autre, avec des conséquences qui devaient changer le monde. Elle remontait le cours de l’existence d’une femme nommée Diko ; plus qu’aucune autre qu’elle avait étudiée, Diko avait gagné le cœur de Tagiri, car au jour de sa mort et aussi loin qu’elle revienne en arrière, cette femme avait une expression de tristesse qui lui donnait un air de personnage de tragédie. Ceux qui l’entouraient le sentaient également, car ils la traitaient avec grande révérence et lui demandaient conseil, même les hommes, bien qu’elle ne fît pas partie des devineresses et n’accomplît pas davantage de rites religieux que les autres Dongotonas.

La tristesse demeura, année avant année, tout au long de sa vie inversée, jusqu’à l’époque où Diko avait été jeune mariée ; là, enfin, l’accablement laissa la place à d’autres sentiments : peur, colère, chagrin jusqu’aux larmes même. Je touche au but, se dit Tagiri ; je vais enfin trouver la douleur qui est à la racine de son affliction. Était-ce, là encore, son mari le responsable ? Difficile à croire car, à la différence de l’époux d’Amami, celui de Diko était un homme doux et bon qui se réjouissait du respect marqué à sa femme dans le village, sans pour autant chercher d’honneur pour lui-même ; il n’était ni orgueilleux ni brutal. En outre, dans leurs moments d’intimité, ils paraissaient profondément amoureux l’un de l’autre : quelle que pût être la cause de la tristesse de Diko, son mari lui était plutôt un réconfort.

Puis, un jour, la peur et la colère de Diko laissèrent place à la peur seule, et tout le village en effervescence cherchait, fouillait partout, dans la brousse, dans la forêt et le long du fleuve, en quête de quelque chose, ou plutôt de quelqu’un : les Dongotonas ne possédaient rien qui valût une battue aussi intense – seuls les êtres humains avaient une telle valeur, car eux seuls étaient irremplaçables.

Et tout à coup les recherches n’eurent pas encore commencé ; alors, pour la première fois, Tagiri vit Diko telle qu’elle aurait pu être : souriante, riant aux éclats, une chanson aux lèvres, le visage rayonnant d’un ravissement parfait devant l’existence que les dieux lui avaient octroyée. Car, là, dans la maison de Diko, elle aperçut celui dont la disparition devait faire peser une si grande tristesse sur la vie de son aïeule : un petit garçon de huit ans, intelligent, vif et heureux. Elle l’appelait Acho et lui parlait sans cesse, car c’était son compagnon de travail et de délassement. Tagiri avait observé de bonnes et de mauvaises mères au cours de son voyage à travers les générations, mais aucune qui prît autant de plaisir à la présence de son fils, ni aucun enfant à la présence de sa mère. Le petit adorait aussi son père et apprenait auprès de lui tout ce que devait savoir un homme, mais le mari de Diko ne s’exprimait pas avec autant de facilité que sa femme et son fils aîné ; aussi se contentait-il de les regarder, de les écouter et de se réjouir de leur existence, et il ne prenait part que de temps en temps à leurs espiègleries.

Était-ce parce que, pendant tant de semaines, la tristesse de Diko et la quête de sa cause l’avaient tenue en haleine, ou parce qu’elle avait fini par se prendre d’admiration et d’affection pour cette femme du passé durant sa longue randonnée à ses côtés ? toujours est-il que Tagiri se trouva incapable de procéder comme d’habitude, de poursuivre son trajet à rebrousse-temps, de remonter à la sortie d’Acho du ventre de sa mère, puis à l’enfance de Diko et à sa naissance à elle. La disparition d’Acho avait eu trop de répercussions, non seulement dans la vie de sa mère, mais, à travers elle, dans la vie de tous les habitants du village, pour qu’on ne tente pas de résoudre le mystère de sa soudaine absence. Diko ne sut jamais ce qui lui était arrivé, mais Tagiri avait les moyens de le découvrir ; d’ailleurs, s’il fallait pour cela changer de cap et suivre un moment à l’endroit le cours du temps, sur les traces, non d’une femme, mais d’un petit garçon, elle restait néanmoins dans le droit fil de ses recherches. Elle trouverait ce qui avait causé la disparition d’Acho et la douleur inextinguible de Diko.

À cette époque, il y avait des hippopotames dans les eaux de la Koss, bien que rarement si loin en amont, et Tagiri redoutait de voir ce que craignaient les villageois : le pauvre Acho noyé, le corps disloqué, entre les mâchoires d’un hippopotame irascible.

Mais ce n’était pas un animal le coupable : c’était un homme.