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— Donc, si Colon est fou, nous n’y perdrons que quelques caravelles, un peu d’argent, un simple voyage.

— En outre, si je connais bien Sa Majesté le roi, je pense qu’il trouvera le moyen d’obtenir les navires pour une somme dérisoire.

— On dit que si l’on pince une pièce de monnaie où apparaît son effigie, elle crie. »

Talavera écarquilla les yeux. « Cette petite plaisanterie est parvenue aux oreilles de Votre Majesté ? »

Elle baissa le ton. Ils parlaient déjà si bas que dame Felicia eût été dans l’incapacité de les entendre ; néanmoins, Talavera se pencha vers la reine afin d’ouïr ses chuchotements. « Père Talavera, entre vous et moi, lorsqu’on a inventé cette petite plaisanterie, j’étais présente ; pour tout vous dire, lorsqu’on a inventé cette petite plaisanterie, c’était moi qui parlais.

— J’appliquerai à cet aveu, dit-il, tout le secret de la confession.

— Vous êtes un excellent prêtre, père Talavera. Apportez-moi le verdict du père Maldonado. Demandez-lui de n’y pas faire preuve de trop de cruauté.

— Votre Majesté, je lui demanderai d’être indulgent. Mais l’indulgence du père Maldonado peut laisser des cicatrices. »

Quand Diko rentra chez elle, elle trouva son père et sa mère encore éveillés, tout habillés, assis raidement dans la pièce de devant comme s’ils étaient sur le point de sortir. C’était le cas. « Manjam a demandé à nous voir.

— À cette heure ? fit Diko. Eh bien, allez-y.

— Nous tous, répondit son père, toi comprise. »

La réunion se tenait dans une salle de l’Observatoire, une des plus petites mais conçue pour donner une vue optimale de l’affichage holographique du chronoscope. Pourtant, Diko ne vit dans ce choix qu’une volonté d’intimité de la part de Manjam. À quoi pourrait bien lui servir l’appareil ? Il n’était pas membre de l’Observatoire ; c’était un mathématicien éminent, mais cela sous-entendait que le monde réel n’était pas sa première préoccupation. Son outil, c’était un ordinateur orienté sur la manipulation des nombres. Outre sa propre intelligence. Hassan, Tagiri et Diko arrivés, ils durent attendre un moment la venue d’Hunahpu et de Kemal, après quoi tous s’assirent.

« Je vous dois d’abord des excuses, dit Manjam. Je me suis aperçu après coup que mon explication des effets temporels était de la dernière stupidité.

— Au contraire, fit Tagiri, elle n’aurait pu être plus claire.

— Ce n’est pas un manque de clarté que je vous prie d’excuser, mais un manque d’empathie. C’est un domaine dans lequel les mathématiciens n’ont guère l’occasion d’acquérir de l’expérience. Je pensais que vous annoncer la disparition de notre monde serait un réconfort pour vous ; c’est comme ça que je le prendrais, personnellement ; mais, moi, je ne passe pas ma vie à observer l’Histoire. Je comprends mal la grande… compassion qui domine votre existence à tous. Surtout la vôtre, Tagiri. Je sais à présent ce que j’aurais dû dire : que la fin se fera sans douleur, qu’il n’y aura pas de cataclysme, aucun sentiment de perte, pas de regret. Il y aura simplement une nouvelle Terre, un nouvel avenir, et dans cet avenir, grâce aux plans avisés de Diko et d’Hunahpu, le bonheur et la réalisation de chacun seront beaucoup plus accessibles que dans notre époque à nous. L’affliction existera toujours, mais elle ne sera pas aussi commune. Voilà ce que j’aurais dû dire : que vous allez réussir à effacer bien des malheurs sans en créer de nouvelles sources.

— Oui, dit Tagiri ; c’est ça qu’il fallait nous expliquer.

— Je n’ai pas l’habitude de m’exprimer en termes de malheur ou de bonheur. Les mathématiques de la détresse n’existent pas et cela n’intervient pas dans ma vie professionnelle. Pourtant, je n’y suis pas indifférent. » Manjam soupira. « Encore moins que vous ne l’imaginez. »

Quelque chose gênait Diko dans le discours de Manjam. Dès qu’elle eut mis le doigt dessus, elle en fit la remarque sans prendre le temps de réfléchir : « Ni Hunahpu ni moi n’avons mis de plan sur pied.

— Vraiment ? » fit Manjam. Il tendit la main vers le chronoscope et, sous les yeux sidérés de Diko, se mit à manipuler les commandes comme un expert. Il appela aussitôt un écran de contrôle inconnu de Diko et entra un double de mot de passe. Quelques instants plus tard, l’écran holographique s’alluma.

Diko, abasourdie, s’y vit en compagnie d’Hunahpu.

« Il ne suffit pas d’arrêter Cristoforo, disait-elle. Il faut les aider, lui et ses hommes, à instaurer en Haïti une nouvelle culture en association avec les Taïnos, une nouvelle chrétienté adaptée aux Indiens de la même façon qu’elle s’est adaptée aux Grecs du deuxième siècle. Mais, là encore, ce n’est pas suffisant.

— J’espérais bien que ce serait ton point de vue, répondit Hunahpu, parce que j’ai l’intention d’aller à Mexico.

— Comment ça, à Mexico ?

— Ce n’était pas ce que prévoyait ton plan ?

— J’allais dire qu’il faut développer rapidement la technologie jusqu’au stade où la nouvelle culture hybride pourra tenir tête à l’Europe.

— Oui, je m’attendais à cette réflexion. Mais c’est impossible à réaliser sur l’île d’Haïti. Oh, les Espagnols essaieront, mais les Taïnos ne sont absolument pas prêts à accéder à une technologie de ce niveau. Elle demeurera espagnole, ce qui suscitera une irrémédiable division de classe entre les gardiens blancs des machines et la classe ouvrière à la peau foncée. C’est malsain. »

Manjam enclencha la pause. L’image de Diko et d’Hunahpu se figea.

Diko regarda ses compagnons et vit que leurs yeux reflétaient une frayeur et une colère identiques à celle qu’elle ressentait.

« Ces machines, dit Hassan, ne captent normalement rien qui date de moins d’un siècle.

— Normalement, c’est vrai, répondit Manjam.

— Comment se fait-il qu’un mathématicien sache se servir du chronoscope ? demanda Hunahpu. L’Observatoire a déjà rendu publiques les notes personnelles des grands mathématiciens de l’Histoire.

— C’est une intrusion inqualifiable », fit Kemal d’un ton glacial.

Diko partageait ce point de vue mais elle était déjà parvenue à la question cruciale. « Qui êtes-vous vraiment, Manjam ?

— Oh, je suis bien Manjam. Mais, non, ne protestez pas, je sais ce que vous vouliez dire. » Il promena un regard serein sur ses auditeurs. « Nous restons discrets sur nos activités parce que les gens ne comprendraient pas ; ils croiraient à une espèce de société secrète qui gouvernerait le monde en sous-main et rien ne serait plus éloigné de la réalité.

— Me voici tout à fait rassurée, grinça Diko.

— Nous n’agissons pas sur le plan politique. Est-ce bien clair ? Gouverner n’est pas notre affaire. Nous nous intéressons de près à ce que font les gouvernements mais, lorsque nous voulons atteindre un but, nous œuvrons au grand jour ; par exemple, il m’est loisible d’écrire à un personnage officiel en signant de mon nom, Manjam, ou de passer dans une émission pour donner mon opinion. Vous comprenez ? Nous ne formons pas un gouvernement parallèle. Nous n’avons pas d’autorité sur les individus.

— Ça ne vous empêche pas de nous espionner.

— Nous surveillons tout ce qui se passe d’important et d’intéressant dans le monde. Et, comme nous disposons du chronoscope, nul besoin d’espions ni d’interlocuteurs ; nous observons et, quand une initiative nous paraît capitale ou au moins méritoire, nous poussons à la roue.

— Oui, oui, fit Hassan. Vous jouez les dieux pleins de noblesse et de bienveillance, je n’en doute pas. Qui sont les autres ?