— Je suis venu seul, répondit Manjam.
— Et pourquoi nous montrer tout ça ? Pourquoi vous dévoiler ? demanda Tagiri.
— Pour bien vous faire comprendre que je sais de quoi je parle. Et pour vous présenter quelques éléments d’information avant que vous ne saisissiez pourquoi votre projet a eu droit à tant d’encouragements, pourquoi on vous a permis de réunir tant de gens à partir du moment où vous avez découvert, vous, Tagiri et Hassan, que l’on pouvait remonter le temps et modifier le passé. Et surtout depuis que Diko s’est aperçue de l’existence d’un précédent où des intervenants ont aboli leur propre ligne temporelle pour créer un nouvel avenir.
— Eh bien, allez-y, montrez-nous », fit Hunahpu.
Manjam tapa de nouvelles coordonnées et l’hologramme changea : une vue aérienne à haute altitude d’une immense plaine caillouteuse seulement parsemée de quelques plantes du désert, sauf le long d’un large fleuve où poussaient des arbres au tronc épais et de l’herbe.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Hassan. Le projet Sahara ?
— C’est l’Amazone, répondit Manjam.
— Non ! murmura Tagiri. C’était dans cet état avant qu’on commence la restauration ?
— Vous n’y êtes pas, fit Manjam. C’est l’Amazone telle qu’elle est à l’instant où je vous parle : enfin, techniquement, il y a un quart d’heure. » L’image se mit à se déplacer rapidement en suivant le cours du fleuve ; rien ne changea jusqu’à ce qu’apparaisse enfin, au bout d’un bon millier de kilomètres, une scène familière des informations télévisées : une vue de l’épaisse végétation du projet de restauration de la forêt équatoriale. Mais elle passa en un clin d’œil et le sol rocheux où presque rien ne poussait réapparut, ininterrompu jusqu’à l’embouchure marécageuse du fleuve, là où il se jetait dans l’océan.
« C’est tout ? C’est ça, la forêt amazonienne ? fit Hunahpu.
— Mais le projet est en cours depuis quarante ans ! protesta Hassan.
— Et ce n’était pas dans un état aussi catastrophique quand on l’a lancé ! renchérit Diko.
— Nous mentirait-on ? demanda Tagiri.
— Allons, dit Manjam, vous avez tous entendu parler de la disparition désastreuse de la couche arable dans cette région, et vous savez bien qu’une fois les forêts détruites l’érosion est devenue incontrôlable.
— Mais on y replantait de la végétation !
— Qui n’a pas tenu. On travaille désormais sur de nouvelles espèces capables de survivre en quasi-absence des matières nutritives essentielles. Ne faites pas cette tête ! La nature va dans notre sens : dans dix mille ans, la région amazonienne devrait avoir retrouvé son aspect normal.
— Mais c’est un délai supérieur à… la durée même de l’Histoire !
— Un simple hoquet dans l’histoire écologique de la Terre. Il faut du temps pour que de la terre descende des Andes et s’entasse sur les berges du fleuve, puis que des arbres et de la végétation s’y développent et gagnent peu à peu du terrain en s’éloignant de l’eau, à la vitesse de six à dix mètres par an pour l’herbe, dans les sites les plus favorables. Une grosse crue de temps en temps ne ferait pas de mal pour apporter du limon, non plus qu’un nouveau volcan dans les Andes : sa cendre serait bien utile. Les probabilités sont bonnes qu’il en apparaisse un au cours des dix mille prochaines années. Enfin, il y a toujours la terre transportée par les vents depuis l’Afrique à travers l’Atlantique. Vous voyez donc que les perspectives sont optimistes. »
Le ton de Manjam était enjoué, mais Diko était sûre qu’il faisait de l’ironie. « Optimistes ? Cette région est morte !
— Ah, ça oui, pour le moment.
— Et que devient la restauration du Sahara ? demanda Tagiri.
— Ça se passe bien ; les progrès sont satisfaisants. Je pense qu’on aura fini dans cinq cents ans.
— Cinq cents ans ! s’exclama Tagiri.
— En présupposant une augmentation considérable des précipitations, naturellement. Mais nous améliorons sans cesse nos capacités de prévision météo, au niveau climatique. Vous avez d’ailleurs travaillé un moment sur cet aspect du projet, à la fac, Kemal.
— À l’époque, nous parlions de cent ans pour remettre le Sahara en état.
— C’est vrai, et nous pourrons tenir ce délai si nous avions les moyens de maintenir toutes les équipes à l’œuvre pendant tout ce temps. Mais ce sera impossible, même sur dix ans.
— Pourquoi ? »
À nouveau, l’image changea : une tempête sur l’océan martelait une digue qui finit par se fracasser ; une muraille d’eau balaya un… un champ de céréales ?
« Où est-ce que ça se passe ? demanda Diko d’une voix étranglée.
— Vous avez sûrement entendu parler de la rupture de la digue en Caroline. Aux Etats-Unis.
— Oui ; c’était il y a cinq ans, dit Hunahpu.
— C’est ça. Un tragique événement ; nous avions perdu la protection des îles côtières il y a cinquante ans à cause de l’élévation du niveau des océans. Toute cette partie de la côte est de l’Amérique du Nord a dû se reconvertir de la production de tabac et de bois à la culture des céréales afin de pallier la disparition des terres agricoles, anéanties par le dessèchement de la prairie nord-américaine. Aujourd’hui, d’innombrables hectares de terrain sont submergés.
— Mais la recherche progresse sur les moyens de réduire les gaz à effet de serre, dit Hassan.
— En effet. Nous pensons pouvoir réduire de façon substantielle et sans risque l’effet de serre d’ici une trentaine d’années. Mais, voyez-vous, nous ne le voudrons pas.
— Et pourquoi donc ? demanda Diko. Les océans montent à mesure que les calottes glaciaires fondent. Il faut absolument mettre un terme au réchauffement de la Terre !
— Nos études climatologiques démontrent que le problème se corrigera de lui-même : une température élevée et une surface océanique accrue entraînent une évaporation et des différentiels thermiques à l’échelle planétaire sensiblement supérieurs. La couverture nuageuse s’épaissit, ce qui augmente l’albédo de la Terre. Nous n’allons pas tarder à réfléchir davantage de lumière solaire que jamais depuis la dernière glaciation.
— Vous oubliez les satellites météo, fit Kemal.
— Ils empêchent les extrêmes de devenir intolérables en quelque endroit de la planète que ce soit. Mais combien de temps croyez-vous qu’ils vont durer ?
— On peut les remplacer quand ils sont usés, répondit Kemal.
— Ah oui ? Nous en sommes à débaucher les employés des usines pour les faire travailler à l’agriculture, ce qui ne servira d’ailleurs pas à grand-chose, parce que nous cultivons déjà pratiquement un pour cent des terres encore couvertes d’une couche arable. Et, comme nous nous efforçons d’obtenir des rendements maximaux depuis un certain temps, nous commençons à percevoir les effets d’une couche nuageuse épaissie : moins de production à l’hectare.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? fit Diko. Qu’il est déjà trop tard pour sauver la Terre ? »
Sans répondre, Manjam fit apparaître l’image d’une vaste région parsemée de silos à grain. Il zooma et l’intérieur des édifices, les uns après les autres, apparut.
« Vides ! souffla Tagiri.
— Nous avons commencé à entamer nos réserves, dit Manjam.
— Mais pourquoi ne pas imposer de rationnement ?
— Parce que les politiciens ne peuvent rien faire tant que l’ensemble de la population n’a pas pris conscience de l’urgence de la situation. Et pour le moment elle ne se rend compte de rien.
— Alors il faut l’avertir ! s’exclama Hunahpu.
— Oh, les avertissements ont déjà été lancés et, sous peu, les gens vont se mettre à en parler. Mais ils ne feront rien pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien à faire. Les rendements continueront à baisser.