— Et l’océan ? demanda Hassan.
— L’océan a ses problèmes spécifiques. Que voulez-vous ? Qu’on écume tout son plancton pour le tuer lui aussi ? Nous fonctionnons déjà au maximum des quotas de pêche et nous n’osons pas les relever, sinon, dans dix ans, la production ne représentera plus qu’une toute petite fraction de celle d’aujourd’hui. Comprenez-vous ? Les dégâts qu’ont causés nos ancêtres étaient trop grands. Nous n’avons pas le pouvoir d’enrayer des forces qui agissent maintenant depuis des siècles. Si nous rationnions, les famines commenceraient à ravager la Terre dans vingt ans au lieu de six actuellement. Mais, bien entendu, nous ne nous mettrons à rationner qu’à l’apparition de la première disette. Et, même alors, les pays qui produisent en quantité suffisante vont trouver saumâtre de devoir se serrer la ceinture pour nourrir des populations à l’autre bout du monde. Pour le moment, nous ressentons l’humanité comme une seule et même tribu, si bien que personne ne meurt de faim nulle part ; mais combien de temps croyez-vous que ce sentiment durera quand les habitants des pays producteurs entendront leurs enfants mendier du pain tandis que des cargos emporteront d’énormes quantités de leur grain vers d’autres contrées ? Croyez-vous que les politiques arriveront à contenir les forces qui se mettront alors en branle dans le monde entier ?
— Eh bien, que fait votre petite société-secrète-qui-n’en-est-pas-une à ce sujet ? fit Hassan.
— Rien, répondit Manjam. Je vous le répète, le processus est déjà allé trop loin. Selon nos projections les plus optimistes, le système qui fonctionne aujourd’hui s’effondrera avant trente ans… si aucune guerre n’éclate. Il sera totalement impossible d’alimenter la population actuelle, ni même une fraction importante. On ne peut pas préserver l’économie industrielle sans une solide base agricole capable de produire beaucoup plus que la quantité nécessaire aux producteurs eux-mêmes ; en conséquence, l’industrie commence à s’écrouler ; les tracteurs se font rares ; les usines d’engrais produisent moins et, sur cette production, une partie ne peut pas être distribuée par manque de moyens de transport. La production alimentaire chute encore davantage. Les satellites météo s’usent et on ne peut pas les remplacer. Sécheresses, inondations ; les surfaces cultivables diminuent : la mortalité gagne du terrain, ce qui accroît le déclin de l’industrie et donc de la production alimentaire. Nous avons testé des millions de scénarios et il n’y en a aucun qui ne débouche pas sur le même résultat : une réduction de la population mondiale à cinq millions d’âmes environ avant que la situation se stabilise. Juste au moment où un nouvel âge glaciaire se met en route pour de bon ; à partir de là, la population pourrait entamer un lent déclin qui l’amènerait à deux millions de personnes à peu près. Tout cela, naturellement, à condition qu’il n’y ait pas de guerres ; toutes ces projections présupposent une attitude générale soumise, et vous savez, comme moi à quel point c’est vraisemblable. Une bonne grosse guerre dans un des principaux pays producteurs d’agro-alimentaire et la chute sera d’autant plus dure, avec pour résultat une population réduite à un chiffre beaucoup plus bas. »
Il n’y eut pas un mot. Tous savaient ce que cela signifiait.
« Tout n’est pas sombre, poursuivit Manjam. L’espèce humaine survivra. À la fin de l’ère glaciaire, nos lointains descendants réapprendront à bâtir des civilisations ; à ce moment-là, les forêts vierges se seront rétablies ; les troupeaux paîtront à nouveau sur les riches prairies du Sahara, du Rub’al-Khali et du désert de Gobi. Malheureusement, tout le minerai de fer aisément accessible aura été extrait des centaines et des milliers d’années auparavant, de même que l’étain et le cuivre. À vrai dire, on se demande comment les hommes vont sortir de l’âge de pierre sans métaux et quelle source d’énergie transitionnelle ils vont employer, étant donné que tout le pétrole aura disparu ; après tout, il reste un peu de tourbe en Irlande et, naturellement, les forêts seront revenues : ils disposeront donc de charbon de bois jusqu’à ce qu’ils aient encore une fois réduit les forêts à néant et que le cycle recommence.
— Vous voulez dire que l’espèce humaine ne pourra pas se relever ?
— Je veux dire que nous avons épuisé toutes les ressources immédiatement accessibles, répondit Manjam. Les hommes sont des créatures très ingénieuses : peut-être découvriront-ils de nouveaux chemins qui déboucheront sur un avenir meilleur ; peut-être parviendront-ils à fabriquer des collecteurs solaires à partir des restes rouillés de nos gratte-ciel.
— Je repose ma question, fit Hassan : que faites-vous pour empêcher cela ?
— Et je vous réponds encore une fois que c’est irréversible. Lancer des avertissements ne sert à rien parce que les gens ne peuvent pas changer leur comportement afin d’évacuer le problème. La civilisation telle que nous la connaissons ne durera même pas une génération. Et les gens le sentent, croyez-moi : les taux de natalité dégringolent partout dans le monde ; chacun obéit à des motifs personnels, mais l’effet cumulé reste le même. Les gens préfèrent ne pas avoir d’enfants qui entreront plus tard en concurrence avec eux pour un stock de ressources limité.
— Pourquoi cet exposé alors, si nous n’y pouvons rien ? demanda Tagiri.
— Pourquoi fouiller le passé, si vous étiez persuadés de n’y pouvoir rien changer ? riposta Manjam avec un sourire sinistre. Par ailleurs, je n’ai jamais prétendu que vous n’y pouviez rien, seulement que nous, nous étions impuissants.
— C’est donc pour ça que nous avons eu le feu vert pour nos recherches sur le voyage temporel, dit Hunahpu : pour remonter le temps afin d’éviter ce qui se prépare.
— Nous n’avions aucun espoir jusqu’au jour où vous avez découvert la mutabilité du passé, expliqua Manjam. Jusque-là, notre seul travail était une entreprise de sauvegarde : rassembler tout le savoir et toute l’expérience humaine et les stocker sous une forme inaltérable ou, en tout cas, qui puisse se conserver dissimulée pendant au moins dix mille ans. Nous avons inventé d’excellents systèmes de stockage compact et quelques appareils de lecture non mécaniques qui ont des chances, selon nous, de durer deux ou trois mille ans. Impossible de faire mieux. Et, bien entendu, nous n’avons pas réussi à réunir l’ensemble de toutes les connaissances ; dans l’idéal, nous avions prévu de réécrire ce que nous possédions déjà sous forme de leçons faciles à retenir qui avanceraient pas à pas dans la sagesse accumulée de l’espèce humaine. Nous avons dû renoncer après avoir traité de l’algèbre et des principes de base de la génétique. Ces dix dernières années, nous nous sommes contentés de fourrer les informations en vrac dans les fichiers et de les dupliquer, charge à nos petits-enfants de trouver comment les codifier et y comprendre quelque chose lorsqu’ils trouveront – s’ils les trouvent – les cachettes où nous aurons entreposé tout le bazar. Voilà à quoi sert notre petite société secrète : à préserver la mémoire de l’humanité. Enfin, c’était le cas avant que nous ne tombions sur vous. »
Tagiri pleurait.
« Maman, fit Diko, qu’est-ce qu’il y a ? »
Hassan passa le bras autour des épaules de sa femme et l’attira contre lui. Tagiri leva un visage strié de larmes et regarda sa fille. « Oh, Diko ! s’exclama-t-elle. Et moi qui croyais que nous vivions au paradis !
« Tagiri est une femme d’une compassion peu commune, dit Manjam. Quand nous avons découvert son existence, nous avons été saisis d’amour et d’admiration : comment faisait-elle pour supporter la douleur de tant de gens ? Nous n’aurions jamais imaginé que ce serait sa sensibilité, et non l’ingéniosité de nos meilleurs cerveaux, qui nous conduirait finalement sur la seule voie permettant d’éviter le désastre qui nous attend. » Il se leva, s’approcha de Tagiri et s’agenouilla devant elle. « Tagiri, il fallait que je vous montre ces images parce que nous avions peur que vous décidiez d’interrompre le projet Colomb.