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Devant leur expression atterrée, le médecin éclata de rire derechef. « Vous me croyez assez intelligent pour vous placer des os synthétiques dans le crâne, mais trop bête pour ne pas être au courant ? Vous ne savez donc pas que les Chinois étaient déjà dégourdis quand les autres peuples restaient encore abrutis ? Quand vous aurez remonté le temps, jeunes gens, tous les habitants du nouvel avenir seront mes enfants. Et quand ils entendront vos os factices leur parler, ils découvriront les archives, ils sauront tout de moi comme de tout le monde. Ils ne nous oublieront pas, ils sauront que nous aurons été leurs ancêtres. C’est très important : qu’ils sachent que nous sommes leurs ancêtres et qu’ils ne nous oublient pas. » Il s’inclina et sortit.

« J’ai mal à la tête, fit Diko. Tu crois qu’on peut encore prendre des calmants ? »

Santangel ramena son regard de la reine à ses livres en essayant de comprendre ce que les monarques attendaient de lui. « Si le royaume peut se permettre cette expédition ? Trois caravelles, des vivres, des équipages ? La guerre de Grenade est terminée ; oui, le Trésor en a les moyens.

— Facilement ? » demanda le roi Ferdinand. Il espérait donc y faire obstacle pour des raisons financières. Santangel n’avait qu’un mot à dire : Non, pas facilement ; actuellement, ce serait un gros sacrifice. Et le roi de répondre : Dans ce cas, attendons un meilleur moment. Et la question serait définitivement enterrée.

Santangel se retint d’adresser un regard à la reine car, en courtisan avisé, il ne se laissait jamais aller à donner l’impression, avant de répondre à l’un des souverains, d’attendre un signal de l’autre. Pourtant, du coin de l’œil il vit qu’elle agrippait les bras de son trône. Cette affaire lui tient à cœur, songea-t-il, tandis qu’elle reste indifférente au roi. Certes, il s’en agace, mais elle ne soulève pas sa passion.

« Votre Majesté, fit Santangel, si vous avez le moindre doute sur la capacité du Trésor à supporter l’expédition, je me ferai une joie de la subventionner personnellement. »

Le silence tomba sur la cour, suivi d’un brouhaha étouffé. D’un seul coup, Santangel avait bouleversé l’humeur de la discussion. Si l’on pouvait être sûr d’une chose, c’est que Luis Santangel savait faire du profit ; c’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le roi Ferdinand lui faisait une confiance absolue dans les matières financières : il n’avait pas besoin de voler le Trésor pour être riche. Il possédait une fortune extravagante à son entrée en fonction et il avait un don pour la multiplier sans pour autant devenir un parasite de la cour. Alors, si ce projet suscitait son enthousiasme au point qu’il propose de le subventionner lui-même…

Le roi eut un léger sourire. « Et si je prenais au mot cette offre généreuse ?

— Ce me serait un grand honneur si Votre Majesté me permettait d’associer mon nom à l’aventure du señor Colon. »

Le sourire s’effaça. Santangel comprit pourquoi : le roi était très sensible à l’image qu’il donnait de lui-même. Il lui était déjà assez pénible de maintenir constamment un équilibre délicat avec une reine régnante afin d’assurer l’unification pacifique de la Castille et de l’Aragon lorsque l’un des deux souverains mourrait, sans avoir à supporter les persiflages qu’il entendait d’ici : Le roi Ferdinand n’a pas voulu payer lui-même cette grande expédition ! Seul Luis Santangel a eu la clairvoyance de la subventionner !

« Votre offre est généreuse, mon ami, dit le roi. Mais le royaume d’Aragon n’a pas l’habitude d’esquiver ses responsabilités.

— Ni la Castille », ajouta la reine. Ses mains s’étaient décrispées.

Savait-elle que je remarquerais à quel point elle était tendue ? Était-ce un signal à mon intention ?

« Réunissez un nouveau conseil d’examinateurs, poursuivit le roi. Si leur verdict est positif, nous donnerons ses caravelles à ce voyageur. »

Et tout recommença, du moins en apparence ; Santangel, observant le processus de loin, remarqua aussitôt que, cette fois, la cause était déjà entendue : au lieu d’années, il n’y fallut que quelques semaines, et le nouveau comité regroupait la plupart des membres favorables à Colon de l’ancien groupe et seulement quelques-uns des théologiens conservateurs qui s’étaient dressés contre lui de façon si véhémente. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils ne soumettent les propositions de Colon qu’à une étude de pure forme et s’en reviennent avec un verdict en sa faveur. Il ne restait plus à la reine qu’à mander Colon à la cour et à lui apprendre la nouvelle.

Après tant d’années d’attente, après que, quelques mois plus tôt, tout eut paru perdu, Santangel pensait découvrir un Colon réjoui : pourtant, devant la cour, au lieu d’accepter avec gratitude le mandat de la reine, il se mit à débiter une liste d’exigences. C’était incroyable. Tout d’abord, cet homme du commun voulait un titre nobiliaire en accord avec la mission qu’on lui confiait ; et ce n’était qu’un début.

« Quand je reviendrai d’Orient, poursuivit-il, j’aurai accompli ce qu’aucun autre capitaine n’a jamais fait ni même osé tenter. Je dois naviguer avec l’autorité et le rang d’amiral de la Mer océane, à égalité de position avec le grand amiral de Castille. De pair avec ce rang, il serait convenable que l’on m’accorde les pouvoirs de vice-roi et de gouverneur général de toutes les terres que je pourrai découvrir au nom de l’Espagne. De plus, ces titres et ces pouvoirs doivent être héréditaires et transmissibles à mon fils comme à ses propres fils, et cela à jamais. Il serait également approprié de me garantir une commission de dix pour cent de tout le commerce entre l’Espagne et les nouvelles terres, et la même commission sur toutes les richesses minérales que l’on y pourra trouver. »

Tant d’années où Colon n’avait jamais manifesté la moindre cupidité, et il dévoilait aujourd’hui sa nature de parasite de la cour ?

La reine demeura un instant muette. Puis, sèchement, elle dit à Colon qu’elle prendrait conseil quant à ses demandes et elle le congédia.

Lorsque Santangel rapporta les propos de Colon au roi, celui-ci devint livide. « Il ose dicter des exigences ? Je croyais qu’il se présentait à nous en tant que suppliant ! Espère-t-il que les souverains passent des contrats avec la plèbe ?

— À vrai dire, non. Votre Majesté, répondit Santangel. Il espère que vous le ferez noble d’abord, après quoi vous passerez un contrat avec lui.

— Et il n’y a pas à le faire revenir là-dessus ?

— Il fait montre de la plus grande courtoisie, mais non : il ne plie pas d’un pouce.

— Alors, renvoyez-le. Isabelle et moi nous apprêtons à entrer dans Grenade en grande pompe, comme les libérateurs de l’Espagne et les champions du Christ. Ce cartographe génois se permet d’exiger les titres de vice-roi et d’amiral ? Il ne mérite même pas qu’on lui donne du señor ! »

Santangel pensait que Colon en rabattrait en apprenant la réponse du roi ; mais non : il annonça froidement son départ et se mit à empaqueter ses affaires.

La plus grande confusion régna ce soir-là dans l’entourage du roi et de la reine. Peu à peu, Santangel se rendit compte que Colon n’était pas si fou de poser de telles exigences. Toutes ces années, il avait été obligé de ronger son frein parce que, s’il quittait l’Espagne pour aller soumettre sa proposition à la France ou à l’Angleterre, il aurait déjà essuyé deux refus. Pourquoi la France ou l’Angleterre s’intéresseraient-elles à lui alors que les deux grandes nations de marins l’avaient éconduit ? Mais aujourd’hui les souverains d’Espagne avaient accepté sa proposition et consenti à financer son expédition, et cela devant de nombreux témoins de tous pays. La question n’était désormais plus de savoir s’il fallait lui allouer des navires mais plutôt quelle serait sa récompense. Ainsi donc, s’il s’en allait à présent, il était assuré d’un accueil empressé à Paris comme à Londres. Ah ! Ferdinand et Isabelle rechignent à rétribuer votre extraordinaire exploit ? Eh bien, voyez comment la France récompense ses marins illustres, voyez comment l’Angleterre honore ceux qui portent les bannières de son roi jusqu’en Orient ! Enfin, Colon traitait en position de force. Il pouvait tourner le dos à l’Espagne parce que l’Espagne lui avait donné l’essentiel – et gratuitement !