Quel négociateur ! songea Santangel. Que n’est-il dans le commerce ! Je ferais des affaires prodigieuses avec un tel homme à mon service ! J’arriverais à obtenir une hypothèque sur Saint-Pierre de Rome ! Sur Sainte-Sophie de Constantinople ! Sur l’église du Saint-Sépulcre !
Et soudain il se dit : Si Colon était dans le commerce, ce ne serait pas mon agent mais mon rival. Un frisson d’inquiétude rétrospective le parcourut.
La reine était irrésolue : l’expédition lui tenait à cœur et cela rendait pour elle la situation douloureuse. Le roi, en revanche, se montrait intraitable : il ne voyait même pas l’intérêt de débattre des exigences absurdes d’un étranger.
Santangel se rendit compte de la futilité des efforts du père Diego de Deza lorsqu’il tenta d’argumenter contre la position du roi. Cet homme ignore-t-il donc comment on traite avec les souverains ? Et c’est avec soulagement qu’il vit le père Talavera écarter promptement Deza de la discussion. Pour sa part, Santangel garda le silence jusqu’au moment où le roi lui demanda enfin son opinion. « Ces exigences sont naturellement aussi grotesques et impossibles à satisfaire qu’il y paraît. Le souverain qui accorderait ces titres à un étranger qui n’a pas fait ses preuves ne serait pas celui qui a chassé les Maures d’Espagne. »
Presque toute l’audience hocha la tête d’un air entendu, en supposant que Santangel jouait le jeu de la flatterie ; en courtisan avisé, chacun acquiesçait à n’importe quelle louange adressée au roi. C’est ainsi que Santangel réussit à obtenir une approbation générale sur le terme essentiel de son discours, « un étranger qui n’a pas fait ses preuves ».
« Bien entendu, après le voyage que Vos Majestés ont d’ores et déjà convenu d’autoriser et de subventionner, si Colon a obtenu des résultats, il aura rapporté tant d’honneur et de richesse aux Couronnes d’Espagne qu’il méritera toutes les récompenses qu’il demande, et davantage encore. Il est si confiant en son succès qu’il a le sentiment de les mériter déjà ; mais, si sa foi est telle, il acceptera sûrement et sans hésiter une condition de votre part : celle de ne recevoir ses récompenses qu’à son retour victorieux. »
Le roi sourit. « Santangel, vous êtes un rusé renard. Je sais que vous tenez à voir ce Colon naviguer. Mais vous n’avez pas fait fortune en payant avant livraison ; le livreur doit d’abord prendre ses risques, n’est-ce pas ? »
Santangel s’inclina d’un air modeste.
Le roi se tourna vers un greffier. « Dressez une liste de consentements aux exigences de Colon. Mais précisez qu’ils seront effectifs seulement sous réserve que son voyage en Orient soit couronné de succès. » Il sourit à Santangel d’un air malicieux. « Dommage que je sois un roi chrétien et que je me refuse aux jeux de hasard, sans quoi j’aurais pris un pari avec vous : celui que je n’aurai jamais à remettre ces titres à Colon.
— Votre Majesté, seul un fou parierait contre le vainqueur de Grenade », répondit Santangel. In petto, il ajouta : Seul un fou plus grand encore parierait contre Colon.
La liste fut dressée aux ultimes heures de la nuit, après maintes consultations de dernière minute entre les conseillers du roi et de la reine. Lorsque, à l’aube, on envoya un bedeau porter le message à Colon, il revint tout démonté.
« Il est parti ! s’exclama-t-il.
— Naturellement, fit le père Pérez. On lui avait dit que ses conditions étaient inacceptables. Mais il ne se sera sans doute mis en route qu’à l’aurore ; et, à mon avis, il ne doit pas forcer l’allure.
— Eh bien, rattrapez-le, ordonna la reine. Qu’il se présente tout de suite devant moi, car je suis prête à conclure enfin cette affaire. Non, ne répétez pas "enfin". À présent, faites vite. »
Le bedeau quitta la cour en toute hâte.
Tandis qu’on attendait le retour de Colon, Santangel prit le père Pérez à part. « Je ne croyais pas Colon cupide.
— Et il ne l’est pas, répondit le père Pérez. Il est même plutôt peu exigeant. Ambitieux, certes, mais pas au sens où vous l’entendez.
— Dans lequel, alors ?
— Il voulait que ses titres soient héréditaires parce qu’ayant consacré sa vie à réaliser son expédition il n’a rien à léguer à son fils, pas de fortune, rien. Mais, grâce au voyage, il va pouvoir faire de son fils mieux qu’un gentilhomme : un grand seigneur. Son épouse est morte il y a des années et il est rongé de regrets ; c’est aussi une façon de lui faire un présent, ainsi qu’à sa famille qui appartient à la toute petite noblesse du Portugal.
— Je connais ces gens, dit Santangel.
— La mère aussi ?
— Elle vit toujours ?
— Il me semble, répondit Pérez.
— Alors, je comprends. Sans nul doute, la vieille dame ne lui a jamais permis d’oublier que son droit à la noblesse venait de chez elle. Ce serait baume au cœur de Colon s’il pouvait inverser la situation et que toute prétention nobiliaire de la part de la dame passe par son biais à lui.
— Eh bien, vous voyez, dit le père Pérez.
— Non, père Juan Pérez, je n’y vois encore goutte. Pourquoi a-t-il mis son expédition en péril dans le seul but d’obtenir des titres ronflants et des commissions absurdes ?
— Peut-être parce ce voyage n’est pas l’aboutissement de sa mission mais le commencement.
— Le commencement ! Que peut-on faire de plus une fois que l’on a découvert de nouvelles terres pour le Christ et la reine ? Que l’on a été fait vice-roi et amiral ? Que l’on a obtenu des richesses inconcevables ?
— Vous, un chrétien, vous me posez cette question ? » répliqua Pérez. Et il s’éloigna.
Santangel se considérait comme un chrétien mais il ne savait pas exactement ce qu’avait voulu dire le prêtre. Il envisagea toutes sortes de possibilités, mais elles paraissaient plus ridicules les unes que les autres : nul ne pouvait en conscience rêver d’atteindre des buts aussi inaccessibles.
D’un autre côté, nul n’aurait rêvé d’amener des souverains à consentir à une expédition insensée dans des mers inconnues sans guère de probabilités de réussite ; or Colon y était parvenu. En conséquence, s’il nourrissait l’espoir de reconquérir l’empire romain, de libérer la Terre sainte, de chasser le Turc de Byzance ou de fabriquer un oiseau mécanique pour voler jusque dans la Lune, Santangel se garderait bien de parier contre lui.
La famine sévissait à présent, circonscrite certes à l’Amérique du Nord, mais il n’existait nulle part de surplus alimentaires pour y remédier : envoyer de l’aide impliquait de rationner de nombreux autres pays. Les récits des émeutes sanglantes et de l’absolue confusion qui régnait aux Etats-Unis convainquirent les citoyens d’Europe et d’Amérique du Sud de se rationner afin de constituer des colis d’aide alimentaire. Mais cela ne suffirait pas à sauver tout le monde.