Cette insuffisance rédhibitoire de moyens fut pour l’humanité un choc terrible, surtout parce que depuis deux générations les hommes s’imaginaient vivre enfin dans un pays de cocagne ; ils croyaient participer à une ère de renaissance, de reconstruction, de réhabilitation de la planète. Et ils apprenaient brutalement qu’il s’agissait seulement d’une action d’arrière-garde dans une guerre dont l’issue était réglée avant même qu’ils eussent vu le jour. Ils œuvraient en vain parce que rien ne pouvait plus être définitif : l’état de la Terre était trop avancé.
C’est au milieu des affres de cette prise de conscience que l’on commença de parler du projet Colomb. Les discussions furent âpres et, quand la décision fut prise, ce ne fut pas à l’unanimité, mais le « oui » l’emporta avec une majorité écrasante. Que faire d’autre, de toute façon ? Regarder ses enfants mourir de faim ? Reprendre les armes et se battre pour les dernières parcelles de terrain encore productives ? Les hommes pouvaient-ils envisager avec plaisir un avenir au fond des cavernes, cernés par les glaces, plongés dans l’obscurantisme, alors qu’il existait une autre possibilité, sinon pour eux-mêmes et leurs enfants, du moins pour l’espèce humaine ?
Manjam était assis près de Kemal qui était venu attendre le résultat du vote en sa compagnie. La décision annoncée, Kemal sut qu’il allait bel et bien remonter le temps et il en fut à la fois soulagé et terrifié : c’était bien joli de projeter sa propre mort lorsqu’il ne s’agissait encore que d’une perspective lointaine, mais, désormais, il s’en fallait de quelques jours à peine avant qu’il s’en aille dans le passé, de quelques semaines avant que, debout devant Colomb, il lui déclare d’un ton méprisant : « Croyais-tu qu’Allah laisserait des chrétiens découvrir ces nouvelles terres ? Je crache sur ton Christ ! Il n’a pas le pouvoir de te défendre contre la puissance d’Allah ! Il n’y a d’autre dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète ! »
Et un jour, peut-être, un futur chercheur de l’Observatoire verrait cette scène ; il hocherait la tête en disant : Voici l’homme qui a fait obstacle à Christophe Colomb, l’homme qui a sacrifié sa vie pour créer le monde accueillant et pacifique où nous vivons, l’homme qui a offert un avenir à l’humanité. Autant que Yewesweder avant lui, cet homme a donné un nouveau cours à l’histoire du monde.
Voilà une vie qui aura valu la peine d’être vécue, songea Kemal : celle où j’aurai gagné une place dans l’Histoire égale à celle de Yewesweder lui-même.
« Vous paraissez bien mélancolique, mon ami, dit Manjam.
— Ah ? Oui. À la fois triste et heureux.
— Comment croyez-vous que Tagiri va réagir ? »
Kemal haussa les épaules avec une certaine impatience. « Qui peut comprendre cette femme ? Elle a passé sa vie à travailler sur ce projet, et voici qu’il faut pratiquement l’enfermer pour l’empêcher de prêcher à la population de voter contre sa propre œuvre !
— Je ne pense pas qu’il soit si difficile de la comprendre, Kemal, répondit Manjam. Comme vous l’avez dit, c’est par sa force de caractère que le projet Colomb en est où il est. Elle en est responsable, et c’est un poids trop lourd à porter toute seule. Mais aujourd’hui elle peut se convaincre qu’elle s’est opposée à la destruction de notre temps, qu’elle n’a rien à voir avec l’ultime décision, qu’elle lui a été imposée par l’immense majorité de l’humanité. Désormais, elle n’est plus seule responsable de la disparition de notre époque : beaucoup d’autres épaules partagent ce fardeau et elle peut maintenant le supporter. »
Kemal eut un petit rire sombre. « Le supporter – combien de jours encore ? Elle va s’évaporer en même temps que tous les hommes de ce monde. Quelle importance, à partir de là ?
— C’est important, dit Manjam, justement parce qu’il lui reste ces quelques jours et que c’est tout l’avenir dont elle dispose à présent. Elle les vivra les mains propres et le cœur apaisé.
— Et ce n’est pas de l’hypocrisie, ça ? Parce qu’après tout elle demeure responsable de cette situation tout autant qu’auparavant.
— De l’hypocrisie ? Non. L’hypocrite est conscient de ce qu’il est et il s’évertue à le cacher aux autres afin de gagner leur confiance. Tagiri, elle, redoute l’ambiguïté morale d’un acte qu’elle sait devoir accomplir. Elle ne supporterait pas de ne pas l’accomplir, tout en craignant de ne pas supporter de l’accomplir. Aussi se cache-t-elle la tête dans le sable afin d’être à même de faire ce qu’elle doit faire.
— S’il y a une différence avec l’hypocrisie, elle est sacrément difficile à percevoir, dit Kemal.
— En effet, répondit Manjam. Il y a une différence et elle est sacrément difficile à percevoir. »
De temps en temps, tout en chevauchant en direction de Palos, Cristoforo portait la main à sa poitrine pour palper le parchemin raide sous son manteau. Pour vous, mon Seigneur, mon Sauveur. Vous m’en avez fait don et je vais m’en servir en votre nom. Merci, merci d’avoir exaucé ma prière, et aussi de me permettre d’en faire cadeau à mon fils et à mon épouse.
Comme la journée s’avançait, la conversation du père Pérez se tarit et un souvenir vint à Cristoforo : son père qui s’avançait hardiment vers une table à laquelle étaient assis des hommes richement vêtus. Son père servait du vin. Quand cela s’est-il donc passé ? Père est tisserand. Quand a-t-il servi du vin ? D’où me vient ce souvenir ? Et pourquoi maintenant particulièrement ?
Nulle réponse ne lui apparut et son cheval poursuivit son chemin, à pas lourds qui soulevaient la poussière. Cristoforo songea à ce qui l’attendait ; c’était beaucoup de travail de préparer une expédition. Saurait-il encore comment faire, tant d’années après le dernier voyage auquel il avait activement participé ? Peu importait : il se rappellerait ce qu’il lui faudrait se rappeler, il réaliserait ce qu’il lui fallait réaliser. Les plus gros obstacles étaient derrière lui ; le Christ l’avait pris dans ses bras. Il lui ferait traverser les eaux et le ramènerait à bon port. Plus rien ne pouvait l’arrêter.
Departs
Près du gouvernail, Cristoforo regardait les marins parer la caravelle à l’appareillage. Une partie de lui-même avait envie d’envoyer au diable sa position supérieure pour les aider, hisser les voiles, embarquer les derniers vivres, les plus frais, enfin faire quelque chose de ses mains, de ses pieds, de son corps afin d’appartenir à l’équipage, à l’organisme vivant du bateau.
Mais tel n’était pas son rôle aujourd’hui. Dieu l’avait choisi pour commander et il était dans la nature des choses qu’un capitaine de navire, a fortiori le chef d’une expédition, dût rester aussi éloigné de ses hommes et aussi inaccessible que le Christ lui-même l’était à son Église.
Le public massé sur la grève et sur les collines qui dominaient la mer n’était pas là pour applaudir sa mission, Cristoforo le savait : ces gens étaient venus parce que Martin Pinzón, leur préféré parmi les marins, leur héros, leur chouchou, emmenait leurs fils, leurs frères, leurs oncles, leurs cousins et leurs amis au milieu du vaste océan pour un voyage d’une telle témérité qu’il confinait à la folie. Ou d’une telle folie qu’il confinait à la témérité ? C’était Pinzón à qui allait leur confiance, Pinzón qui leur ramènerait les leurs s’il devait en revenir. Qu’était ce Cristóbal Colon pour eux ? Un courtisan qui avait réussi à s’immiscer dans les bonnes grâces de la Couronne et qui avait obtenu par décret un commandement que ne lui auraient jamais valu ses seuls talents de marin ! Ils ignoraient tout de l’enfance de Cristoforo passée à hanter les quais de Gênes, de ses voyages, de ses études, de ses projets et de ses rêves. Et, surtout, ils ne savaient pas que Dieu lui avait parlé sur une plage du Portugal, à quelques lieues de là vers l’ouest. Ils ne se rendaient pas compte que cette expédition était déjà un miracle en soi, qui ne se serait jamais réalisé s’il n’avait bénéficié de la faveur de Dieu, et qui ne pouvait donc échouer.