Mais on espérait que les trois machines fonctionneraient, que leurs passagers parviendraient tous trois à leurs destinations spécifiques. Diko apparaîtrait en Haïti en 1488. Kemal en 1492 ; Hunhpu arriverait au Chiapas en 1475. « Il y a un certain flou dans la nature, leur avait expliqué Manjam. La véritable précision est inaccessible, elle est même impossible, et tout ce qui se produit dépend donc d’un certain taux de probabilité, bénéficie d’une petite marge, d’un peu de mou qui compense les écarts et les erreurs. Les molécules génétiques fonctionnent sur le principe de la redondance, ce qui leur permet de pallier certaines pertes, certains dégâts ou certains apports. Il y a une mesure d’incertitude quant à la position exacte des électrons qui se déplacent dans leur enveloppe quantique, car tout ce qui compte c’est qu’ils gravitent toujours à la même distance du noyau. Les planètes oscillent sur leur orbite, ce qui ne les empêche pas de rester des milliards d’années sur le droit chemin sans tomber vers leur étoile mère. On devrait donc pouvoir miser sur une latitude de quelques microsecondes, millisecondes, centisecondes, voire décisecondes de décalage entre l’apparition des trois champs. Mais il nous est impossible de mener des expériences pour mesurer les tolérances ; peut-être les avons-nous dépassées de très loin, ou seulement d’une nanoseconde. Peut-être sommes-nous si loin de la réussite que toute notre entreprise n’a été qu’une énorme perte de temps. Qui peut le savoir ? »
Comment se fait-il, songeait Tagiri, que, tout en nous sachant presque certainement condamnés à disparaître dans quelques minutes, mon cher époux, mon fils adoré et moi-même, ce soit pour Diko que j’aie de la peine ? Elle seule va survivre ; elle seule a un avenir. Pourtant, la partie animale de moi-même, celle qui ressent des émotions, cette partie-là n’imagine pas ma mort. Ce ne peut pas être la mort quand tout un monde meurt avec soi. Non, tout ce que comprend la partie animale de moi-même, c’est que mon enfant me quitte et c’est pour ça que j’ai de la peine.
Elle regarda Hunahpu aider Diko à monter l’échelle, puis s’approcher de son propre hémisphère et s’y installer.
C’était à Tagiri de jouer. Elle embrassa Hassan et Acho, les serra contre son cœur, puis grimpa sa propre échelle jusqu’à la cage verrouillée. Elle appuya sur le bouton d’ouverture en même temps que Manjam et Hassan sur les leurs, et en même temps que Diko, Hunahpu et Kemal enfonçaient le bouton de leur générateur de champ. La serrure cliqueta ; Tagiri poussa la porte et entra dans la cage.
« J’y suis, dit-il. Relâchez vos boutons, les voyageurs.
— Mettez-vous en position », ordonna Sa.
Tagiri surplombait les hémisphères et elle vit Kemal, Diko et Hunahpu se rouler en boule par-dessus leur équipement et leurs vivres, en veillant à ne pas se trouver sous le générateur de champ et à ne pas dépasser des limites de la sphère qu’allait créer le générateur.
« Prêts ? demanda Sa.
— Oui, répondit aussitôt Kemal.
— Prêt, dit Hunahpu.
— Je suis prête, fit Diko.
— Est-ce que vous les voyez ? » reprit Sa en s’adressant maintenant à Tagiri et aux deux autres observateurs. Tous confirmèrent que les voyageurs paraissaient en bonne position.
« Quand vous voulez, Tagiri », dit Sa.
Tagiri n’hésita qu’un instant. Je tue l’humanité pour que puisse vivre l’humanité, se répéta-t-elle. Les hommes ont choisi, pour autant que des êtres doués d’une compréhension imparfaite puissent choisir. Dès la naissance, nous sommes tous destinés à mourir ; il est bon qu’au moins nous ayons l’assurance de mourir pour faire le bien, pour créer un monde meilleur. Cette litanie de justification passa en un éclair et elle se retrouva confrontée encore une fois à la peine qui la rongeait depuis la naissance du projet.
Fugitivement, elle souhaita n’être jamais entrée à l’Observatoire pour ne pas avoir à vivre cet instant, pour ne pas être celle dont la main allait abaisser le commutateur.
Mais la main de qui, alors ? se demanda-t-elle. Qui d’autre devrait assumer cette responsabilité si j’en suis incapable ? Tous les esclaves attendaient qu’elle leur rende la liberté, tous les enfants à naître d’innombrables générations attendaient qu’elle les sauve du dépérissement de la Terre. Diko attendait qu’elle la projette dans la grande œuvre de sa vie.
Elle saisit la poignée du commutateur.
« Je vous aime, dit-elle. Je vous aime tous. »
Elle abaissa la poignée.
Arrivées
Le Seigneur avait-il promis que Cristoforo verrait la nouvelle terre le premier ? Si oui, la prophétie devait s’accomplir ; sinon, Cristoforo pouvait laisser à Rodrigo de Triana l’honneur de l’avoir aperçue avant tout le monde. Mais pourquoi n’arrivait-il pas à se rappeler les paroles exactes du Seigneur ? C’était un des moments les plus importants de son existence, et la formulation lui échappait complètement !
Cependant, il n’y avait pas à s’y tromper : au clair de lune qui filtrait à travers les nuages, la terre était bien visible ; l’œil acéré de Rodrigo de Triana l’avait repérée une heure plus tôt, à deux heures du matin, alors qu’elle n’était encore qu’une ombre dont la teinte tranchait faiblement sur l’horizon occidental. Les marins étaient maintenant groupés autour de lui, qui le félicitaient et lui rappelaient chaleureusement ses dettes, aussi bien réelles qu’imaginaires ; rien d’étonnant, car il avait été promis à qui apercevrait la terre le premier une rente à vie de dix mille maravédis par an, de quoi s’offrir une belle propriété et des serviteurs : la récompense ferait un gentilhomme de Rodrigo de Triana.
Mais alors qu’était-ce donc que Cristoforo avait aperçu plus tôt, à dix heures du soir ? La terre ne devait guère être éloignée quatre heures à peine avant que Triana la découvre. Cristoforo avait entrevu une lumière qui se déplaçait de haut en bas, comme un signal lui indiquant d’avancer encore. Dieu lui avait désigné la terre et, s’il voulait accomplir la promesse du Seigneur, il devait revendiquer lui-même la découverte.
« Je regrette, Rodrigo, cria-t-il de là où il se tenait, près de la barre. Mais la terre que vous avez vue est sûrement la même que j’ai aperçue hier soir à dix heures. »
Le silence tomba sur le groupe des matelots.
« Don Pedro Gutiérrez est venu près de moi dès que je l’ai appelé, poursuivit Cristoforo. Don Pedro, qu’avons-nous vu tous les deux ?
— Une lumière, répondit l’intéressé. À l’ouest, là où s’étend à présent la terre. »
C’était le majordome du roi – ou, plus prosaïquement, l’espion du roi. Chacun le savait, il ne portait pas d’affection particulière à Colon ; cependant, pour les marins, tous les gentilshommes étaient ligués contre eux, et c’était sans doute ainsi qu’ils appréciaient la situation actuelle.
« C’est moi qui ai crié "Terre !" avant tout le monde ! protesta Triana. Vous n’avez pas signalé ce que vous avez vu, don Cristóbal !
— Je reconnais avoir été pris de doute, répondit Cristoforo. La mer était mauvaise et je ne pensais pas la terre si proche ; je me suis convaincu que je m’étais trompé et je me suis tu pour ne pas faire naître de faux espoirs. Mais don Pedro peut témoigner que je l’ai bel et bien aperçue, et ce que nous avons aujourd’hui sous les yeux en est la preuve. »
Triana était indigné : c’était de la spoliation pure et simple ! « J’ai passé des heures et des heures à surveiller la mer à l’ouest ! Une lumière dans le ciel, ce n’est pas la terre ! Personne ne l’a vue avant moi, personne ! »