Un homme étrange, qui parlait une langue différente de celles que connaissait Acho – bien que Tagiri, elle, y reconnût aussitôt de l’arabe. Sa peau et sa barbe claires, sa robe et son turban, tout cela intriguait Acho, qui allait presque nu et n’avait jamais rencontré que des gens au teint brun foncé, sauf quand une bande de Dinkas d’un noir bleuté remontait le fleuve en quête de gibier. Comment pouvait-il exister un être pareil ? À la différence des autres enfants, Acho n’était pas du genre à s’enfuir ; aussi, quand l’homme sourit et lui débita un charabia incompréhensible (Tagiri comprit qu’il disait : « Viens ici, petit, je ne te ferai pas de mal »), Acho ne bougea pas d’un pouce et parvint même à sourire à son tour.
Alors, le bâton que tenait l’homme jaillit et jeta l’enfant au sol, inconscient. Un instant, l’Arabe parut craindre de l’avoir tué, puis il se rassura en le voyant respirer ; il ramassa l’enfant en position fœtale et le fourra dans un sac qu’il prit sur l’épaule, puis il redescendit vers la berge du fleuve où l’attendaient deux compagnons, eux aussi avec des sacs rebondis.
Tagiri comprit aussitôt : un négrier. Elle n’avait pas imaginé qu’ils puissent s’enfoncer si loin dans les terres. D’ordinaire, ils achetaient leurs esclaves aux Dinkas sur le Nil blanc, et les fournisseurs dinkas étaient trop avisés pour se risquer dans les montagnes en groupes si réduits : leur méthode consistait à prendre un village d’assaut, à tuer tous les hommes et à emmener les petits enfants et les femmes pour les vendre, en ne laissant que les vieilles femmes pour pleurer leurs fils et leurs filles. La plupart des négriers musulmans préféraient acheter les esclaves plutôt que les enlever eux-mêmes ; ces trois hommes n’avaient pas suivi la trame habituelle. Dans les sociétés d’autrefois vouées au seul commerce et qui avaient failli mener le monde à sa perte, songea Tagiri, on les aurait considérés comme d’énergiques innovateurs qui s’efforçaient d’augmenter leurs profits en court-circuitant les intermédiaires dinkas.
Elle s’apprêtait à reprendre son voyage à rebours le long de l’existence de la mère d’Acho quand elle s’en sentit soudain incapable. L’ordinateur était réglé pour suivre les déplacements d’Acho, et Tagiri ne donna pas l’ordre qui l’aurait rebasculée au programme précédent ; au contraire, avançant toujours dans le sens du temps, elle observa les images avec une intensité sans faille pour voir, non la cause des événements, mais où ils menaient : ce qui allait arriver à ce merveilleux petit garçon si vif que Diko chérissait.
Et ce qui lui arriva d’abord, c’est qu’il faillit recouvrer la liberté – ou se faire tuer. Les négriers avaient eu la bêtise de capturer des esclaves en remontant le fleuve, alors que le chemin du retour passait nécessairement près des villages où ils avaient déjà enlevé des enfants ; et, en aval, les hommes de l’un d’eux, des Lotukos vêtus de leurs atours guerriers, leur tendirent une embuscade. Deux des Arabes y trouvèrent la mort et, comme leurs sacs contenaient les seuls enfants qui intéressaient les villageois – les leurs –, ils laissèrent s’enfuir le négrier qui transportait Acho sur son dos.
L’homme réussit à rallier le village où deux esclaves noirs qui lui appartenaient gardaient les chameaux. Les survivants de l’expédition sanglèrent le sac contenant Acho sur un des animaux et se mirent aussitôt en route. Tagiri observa, révoltée, que l’homme n’avait même pas pris la peine d’ouvrir le sac pour s’assurer que l’enfant vivait toujours.
Et le trajet le long du Nil se poursuivit jusqu’au marché aux esclaves de Khartoum. Le négrier n’entrouvrait le sac d’Acho qu’une fois par jour pour jeter un peu d’eau dans la bouche de l’enfant ; le reste du temps, le garçon restait dans l’obscurité, replié sur lui-même. Il se montra courageux, car jamais il ne pleura et, après quelques violents coups de pied du marchand de chair humaine, il cessa de le supplier et supporta ses tourments en silence, les yeux brillants de peur. Au bout de quelques jours, le sac devait empester l’urine et, comme Acho, semblable en cela aux autres enfants d’Ikoto, souffrait de dysenterie chronique, le tissu était certainement imprégné aussi de matière fécale ; mais, dans le désert, les excréments se dessèchent vite et, Acho ne recevant aucune nourriture, cette pollution au moins ne fut pas renouvelée. Naturellement, il n’était pas question de le laisser sortir du sac pour se vider la vessie et les intestins : il aurait pu se sauver et le négrier était résolu a tirer un profit, aussi minime fût-il, de cette expédition qui lui avait coûté ses deux associés.
À Khartoum, Acho fut incapable de marcher de tout le premier jour, ce qui n’avait rien d’étonnant. Mais les coups appliqués sans compter et une écuelle de bouillie de sorgho le remirent sur pied et, un jour ou deux plus tard, il fut acheté par un grossiste pour un prix qui fit temporairement la fortune de son ravisseur, selon les critères économiques de Khartoum.
Tagiri suivit Acho dans sa descente du Nil, en bateau et à dos de dromadaire, jusqu’au Caire enfin, où il fut a nouveau vendu. Mieux nourri, lavé et d’apparence très exotique dans la bruissante cité arabo-africaine qui constituait le centre culturel de l’islam à cette époque, Acho atteignit un prix tout à fait honorable et entra dans la domesticité d’un riche marchand. Il apprit rapidement l’arabe et son maître, ayant remarqué son esprit vif, lui fit donner de l’instruction ; Acho devint bientôt l’intendant de la maison, celui qui s’occupait de tout quand le maître était en voyage. Lorsque ce dernier mourut, son fils aîné hérita d’Acho en même temps que du reste et s’appuya sur lui encore plus que son père, tant et si bien qu’Acho finit par avoir la responsabilité de facto de toute l’affaire, qu’il dirigea de façon fort profitable en l’étendant à de nouveaux marchés et de nouvelles marchandises, jusqu’à ce que la fortune de la famille fût une des premières du Caire. Et lorsqu’Acho mourut, ses propriétaires portèrent sincèrement son deuil et lui offrirent des funérailles honorables pour un esclave.
Mais ce que Tagiri ne put effacer de sa mémoire, c’est que toujours, à chaque heure de chaque journée, tout au long de ses années d’esclavage, Acho avait conservé cette expression de regret insatiable, de chagrin, de désespoir, cet air qui disait : Je suis un étranger ici, je hais ce pays, j’abhorre mon existence ; ce regard qui révélait à Tagiri qu’Acho pleurait sa mère depuis aussi longtemps et avec autant d’intensité qu’elle pleurait son fils.
C’est alors que Tagiri abandonna ses recherches à rebours du temps dans le passé de sa famille et se lança dans ce qu’elle conçut comme l’étude de sa vie : l’esclavage. Jusque-là, les chercheurs d’histoires de l’Observatoire du temps consacraient leur carrière à retrouver et consigner l’existence des hommes et femmes célèbres ou tout au moins influents d’autrefois. Tagiri, elle, avait décidé de se pencher sur les esclaves et non sur leurs propriétaires ; elle explorerait l’Histoire, non pas pour rapporter les choix des puissants, mais pour raconter les gens à qui tout choix était interdit, pour se rappeler les oubliés, ceux dont on avait assassiné les rêves et qu’on avait dépouillés de leur propre corps, si bien qu’ils ne figuraient même pas dans l’histoire de leur propre existence, ceux dont le visage montrait que, pas un instant, ils n’avaient oublié cette évidence : ils ne s’appartenaient pas et, de ce fait, il n’existait pas de joie durable dans la vie.
Elle retrouva cette expression partout. Oh, parfois on y lisait du défi – mais les insolents étaient vite repérés et on leur réservait un traitement spécial ; et ceux qui n’en mouraient pas, on les rudoyait jusqu’à ce qu’ils affichent le même air désespéré que les autres. C’était l’expression des esclaves et Tagiri s’aperçut que, pour un nombre monstrueux d’êtres humains de presque toutes les époques, c’était la seule qu’ils pourraient jamais présenter au monde.