« Sont-ce tous des enfants ? fit Escobedo.
— Des enfants ? répéta don Pedro.
— Ils n’ont pas de barbe, expliqua Escobedo.
— Notre commandant se rase lui aussi, rétorqua don Pedro.
— Mais ils sont complètement imberbes ! »
Sânchez, qui écoutait la conversation, éclata d’un rire sonore. « Ils sont nus comme des vers et c’est leur menton que vous regardez pour voir si ce sont des hommes ? »
Pinzón entendit la plaisanterie et s’esclaffa lui aussi en faisant circuler la repartie.
Les indigènes, voyant les visiteurs rire, se joignirent à eux. Mais ils ne pouvaient s’empêcher en même temps de tendre la main pour toucher la barbe des Espagnols à leur portée. Comme ils n’avaient manifestement pas de mauvaises intentions, les hommes les laissèrent faire en riant et en plaisantant.
Bien que Cristoforo n’eût pas de barbe pour attirer leur attention, ils reconnurent pourtant en lui le chef du groupe et c’est vers lui que le doyen des indigènes se dirigea. Cristoforo essaya diverses langues, le latin, l’espagnol, le portugais et le génois, sans résultat. Escobedo tenta le grec et le frère de Pinzón, Vicente Yânez, les bribes de maure qu’il avait acquises du temps qu’il pratiquait la contrebande le long de la côte.
« Ils n’ont pas de langage du tout », décréta Cristoforo. Puis il tendit la main vers l’objet en or qui décorait l’oreille du chef.
Sans un mot, l’homme sourit, décrocha l’ornement et le déposa dans la paume de Cristoforo.
Les Espagnols poussèrent un soupir de soulagement : ainsi, on pouvait se faire comprendre des indigènes, avec ou sans langage. L’or qu’ils détenaient appartenait à l’Espagne.
« Encore, dit Cristoforo. Où est-ce que vous le tirez du sol ? »
Devant les regards incompréhensifs, il fit semblant de creuser le sable et d’y « découvrir » la boucle d’oreille. Puis, du doigt, il montra l’intérieur de l’île.
Le vieil homme secoua énergiquement la tête et indiqua la mer ; le sud-ouest.
« Apparemment, l’or ne vient pas de cette île. dit Cristoforo. Mais il ne fallait naturellement pas compter trouver une mine d’or sur un petit bout de terre déshérité comme celui-ci, sans quoi il y aurait des fonctionnaires royaux de Cipango pour en surveiller l’extraction. »
Il rendit le bijou au vieil homme. À ses compagnons espagnols, il dit : « Nous verrons bientôt de l’or en telles quantités que ceci ne paraîtra plus qu’une babiole. »
Mais l’homme refusa de garder l’objet et le tendit avec empressement à Cristoforo. C’était le signe qu’il attendait : Dieu lui faisait don de l’or de cette terre. Nul n’offrirait volontairement quelque chose d’aussi précieux si ce n’était sous l’impulsion de Dieu. Le rêve que nourrissait Cristoforo d’une croisade pour libérer Constantinople puis la Terre sainte serait financé par les ornements des sauvages. « Soit ; j’accepte ceci au nom de mes seigneurs souverains le roi et la reine d’Espagne, déclara-t-il. À présent, mettons-nous en quête du territoire où naît l’or. »
Comme groupe de Zapotèques, il aurait pu tomber sur moins dangereux dans la forêt : c’étaient des guerriers à la recherche d’un captif à sacrifier pour le début de la saison des pluies. La première idée qui leur viendrait en le voyant serait qu’il ferait une splendide victime : plus grand et plus fort qu’aucun homme qu’ils avaient jamais vu, il conviendrait tout à fait pour une offrande d’une valeur exceptionnelle.
Il devait donc les prendre de court et leur apparaître comme un être qui appartenait déjà aux dieux ; pour finir, il faudrait pratiquement qu’il en fasse, lui, ses prisonniers. À Juba, il ne doutait pas un instant du bon déroulement de son plan ; aujourd’hui, immergé dans les criaillements d’oiseaux et les gémissements d’insectes des marais du Chiapas, il trouvait le même plan ridicule, embarrassant et douloureux.
Il allait devoir s’infliger le rite sacrificiel royal le plus atroce, du moins parmi ceux qui ne tuaient pas le roi. Pourquoi fallait-il que les Mayas aient fait preuve de tant d’inventivité en matière d’automutilation ?
Tout le reste était prêt. Il avait déposé la bibliothèque de l’avenir disparu dans sa cachette définitive et scellé l’accès ; il avait dissimulé les objets dont il aurait besoin plus tard dans leurs conteneurs hermétiques et mémorisé tous les repères topographiques qui lui permettraient de les retrouver. Quant à l’équipement immédiatement nécessaire, il était empaqueté de façon à ne pas paraître trop bizarre aux yeux des Zapotèques. Lui-même était nu, son corps peint, sa tête ornée de plumes, de perles et de bijoux afin de lui donner l’air d’un roi maya au sortir d’une grande victoire. Et, plus important que tout, il portait sur la tête et les épaules la dépouille du jaguar qu’il avait abattu.
Il disposait de trente minutes avant que le détachement de guerriers parti du village d’Atetulka parvienne à sa clairière. S’il voulait que son sang soit frais, il devait attendre le dernier moment, et il était arrivé. Avec un soupir, il s’agenouilla dans le terreau moelleux de la clairière et prit son anesthésique local. Les Mayas le faisaient sans anesthésique, songea-t-il en s’appliquant généreusement la substance sur le pénis, après quoi il attendit quelques minutes que le membre s’engourdisse. Ensuite, avec un pistolet hypodermique, il s’insensibilisa toute la zone génitale en espérant avoir l’occasion de se repasser du produit d’ici quatre heures, au moment où l’effet se dissiperait.
Il possédait un authentique aiguillon de raie pastenague et cinq imitations en divers métaux. Il les prit l’un après l’autre et s’en transperça le prépuce. Le sang se mit à couler en abondance et à ruisseler sur ses jambes. Aiguillon de pastenague, puis aiguille d’argent, d’or, de cuivre, de bronze et de fer. À la fin, bien qu’il ne ressentît aucune douleur, la tête lui tournait. À cause de la perte de sang ? Sans doute pas ; c’était presque certainement l’impact psychologique de se transpercer lui-même le pénis qui le mettait au bord de l’évanouissement. Etre roi chez les Mayas n’était pas une partie de plaisir ; y serait-il parvenu sans anesthésie ? Hunahpu ne le pensait pas, et il rendit hommage à ses ancêtres, révulsé néanmoins par leur barbarie.
Quand, au petit trot, les guerriers pénétrèrent sans bruit dans la clairière, Hunahpu s’y dressait, éclairé par un rai de lumière. La torche à haute intensité qui, posée entre ses pieds, l’illuminait par-dessous faisait étinceler les aiguilles métalliques au moindre mouvement de son corps tremblant. Comme il l’avait espéré, leurs yeux se portèrent aussitôt sur le sang qui dégouttait encore du bout de son pénis sur ses cuisses ; ils virent aussi ses peintures corporelles et, comme prévu, parurent saisir la signification de son aspect. Ils se prosternèrent devant lui.
« Je suis Un-Hunahpu », dit-il en maya. Puis il répéta la phrase en zapotèque : « Je suis Un-Hunahpu. Je suis venu de Xibalba pour vous parler, chiens d’Atetulka. J’ai décidé que vous ne seriez plus des chiens mais des hommes. Si vous m’obéissez, vous et tous ceux qui parlent le langage des Zapotèques serez les maîtres de cette terre. Vos fils ne monteront plus sur l’autel d’Uitzilopochtli car je briserai l’échine des Mexicas. J’arracherai le cœur des Tlaxcaltèques et vos bateaux toucheront les côtes de toutes les îles du monde. »
Les hommes étendus se mirent à trembler en poussant des gémissements.
« Je vous ordonne de me dire pourquoi vous avez peur, chiens grotesques !