— Uitzilopochtli est un dieu terrible », s’écria l’un d’eux – il s’appelait Yax. Hunahpu les connaissait tous, naturellement, car il avait passé des années à étudier leur village et les personnages clés des autres villages zapotèques.
« Uitzilopochtli est presque aussi terrible que Grosse Fille-Jaguar », riposta Hunahpu.
Yax leva la tête à la mention de son épouse et plusieurs de ses voisins éclatèrent de rire.
« Grosse Fille-Jaguar te frappe à coups de bâton quand elle pense que tu as planté le maïs dans le mauvais champ, continua Hunahpu, mais tu sèmes quand même où tu veux.
— Un-Hunahpu ! s’écria Yax. Qui t’a raconté cela sur Grosse Fille-Jaguar ?
— En Xibalba, je vous ai tous observés. J’ai ri en t’entendant crier sous le bâton de Grosse Fille-Jaguar. Et toi, Singe-qui-mange-une-Fleur, crois-tu que je ne t’ai pas vu uriner sur la farine de maïs du vieux Grand-Crâne-Zéro, puis en faire des galettes que tu lui as données ? J’ai bien ri quand il les a mangées ! »
Les hommes s’esclaffèrent aussi, et Singe-qui-mange-une-Fleur leva un visage souriant. « Tu as aimé ma petite vengeance ?
— J’ai raconté vos tours de singe aux seigneurs de Xibalba, et ils en ont pleuré de rire. Et, quand les yeux d’Uitzilopochtli ont été noyés de larmes, j’y ai enfoncé mes pouces et je l’ai énucléé. » Là-dessus, Hunahpu mit la main dans le sac pendu à la lanière qui lui ceignait la taille et en sortit les deux yeux en acrylique dont il s’était muni. « Maintenant, c’est un enfant qui guide Uitzilopochtli dans Xibalba et qui lui décrit ce qu’il voit. Les autres seigneurs de Xibalba parsèment son chemin d’obstacles et s’esclaffent quand il tombe. Et aujourd’hui me voici à la surface de la Terre pour faire de vous des hommes.
— Nous te bâtirons un temple et nous te sacrifierons tous les hommes des Mexicas, ô Un-Hunahpu ! » s’exclama Yax.
Exactement la réaction qu’il avait espérée. Aussitôt, il lança un des yeux d’Uitzilopochtli à Yax, qui glapit et se frotta l’épaule là où l’objet l’avait touché. En ligue junior de base-ball, Hunahpu avait un bon lancer de balle.
« Ramassez l’œil d’Uitzilopochtli et écoutez-moi, chiens d’Atetulka ! »
Yax farfouilla dans le tapis pulvérulent de feuilles et mit la main sur le globe d’acrylique.
« Pourquoi croyez-vous que les seigneurs de Xibalba ont été satisfaits et ne m’ont pas puni quand j’ai énucléé Uitzilopochtli ? Parce qu’il était gras du sang de trop d’hommes ; il était vorace et les Mexicas l’ont empiffré d’un sang qui aurait dû servir à planter du maïs. Aujourd’hui, les seigneurs de Xibalba sont tous dégoûtés du sang et ils vont affamer Uitzilopochtli jusqu’à ce qu’il devienne mince comme un baliveau. »
Les guerriers se remirent à gémir : la crainte d’Uitzilopochtli était bien ancrée en eux – résultat des victoires systématiques des Mexicas – et proférer des menaces aussi terribles contre un dieu puissant, c’était faire peser un lourd fardeau sur leurs épaules. Bah, ce sont des durs à cuire, ces zigotos-là, songea Hunahpu, et je leur insufflerai tout le courage nécessaire le moment venu.
« Les seigneurs de Xibalba ont demandé à leur roi de venir d’une terre lointaine. Il leur interdira pour toujours de boire le sang des hommes et des femmes, car le roi de Xibalba versera son propre sang, et quand ils auront bu de son sang et mangé de sa chair ils n’auront plus jamais soif ni faim. »
Hunahpu revit son frère le prêtre et se demanda s’il apprécierait ce qu’il était en train d’infliger à l’Evangile. Au bout du compte, il tomberait sans doute d’accord, mais sûrement pas sans renâcler.
« Relevez-vous et regardez-moi. Faites comme si vous étiez des hommes. » Ils se mirent debout avec des mouvements circonspects et se tinrent devant lui. « De même que vous me voyez verser mon sang ici, le roi de Xibalba a versé le sien pour les seigneurs de Xibalba. Ils le boiront et n’auront plus jamais soif. Ce jour-là, les hommes cesseront de mourir pour nourrir leur dieu ; en remplacement, ils mourront dans l’eau et en ressortiront ressuscités, après quoi ils mangeront la chair et boiront le sang du roi de Xibalba, à l’instar des seigneurs de Xibalba. Le roi de Xibalba est mort dans un lointain royaume et pourtant il vit à nouveau. Le roi de Xibalba revient et il obligera Uitzilopochtli à s’incliner devant lui ; il lui interdira de boire son sang et de manger sa chair tant qu’il n’aura pas recouvré la minceur, et cela prendra mille ans, tant ce vieux porc a bu et dévoré ! »
Il observa les guerriers, vit la révérence peinte sur leur visage. Naturellement, ils n’y comprenaient pas grand-chose, mais Hunahpu avait mis au point, avec Diko et Kemal, la doctrine qu’il comptait enseigner aux Zapotèques et il la leur rabâcherait jusqu’à ce que des milliers, des millions de personnes, dans le bassin des Antilles, soient capables de la réciter par cœur. Cela les préparerait à la venue de Colomb, si ses compagnons voyageurs temporels menaient leur plan à bonne fin ; mais, même s’ils ne réussissaient pas, si Hunahpu était le seul des trois à toucher au but, cela prédisposerait les Zapotèques à recevoir le christianisme comme un message attendu depuis longtemps et à l’accepter sans renoncer à un iota de leur religion d’origine. Le Christ deviendrait simplement le roi de Xibalba et, si les Zapotèques croyaient qu’il portait de petites mais sanglantes blessures en un endroit rarement représenté dans l’art chrétien, ce serait là une hérésie que les catholiques pourraient apprendre à tolérer – du moment que les Zapotèques possédaient la technologie et la puissance militaire indispensables pour résister à l’Europe. Si les chrétiens avaient su s’approprier la philosophie grecque et une pléthore de fêtes et de rites barbares en affirmant qu’il s’agissait dès l’origine d’éléments chrétiens, ils pouvaient bien s’accommoder de la torsion un peu perverse qu’il infligeait à la doctrine du sacrifice de Jésus-Christ.
« Vous vous demandez si je ne suis pas le roi de Xibalba, dit Hunahpu, mais ce n’est pas moi. Je suis seulement celui qui vient annoncer sa venue. Je ne suis pas digne d’attacher une plume à ses cheveux. »
À la tienne, Juan Batista !
« Et voici le signe de sa venue : chacun d’entre vous va tomber malade, et tous les habitants de votre village. Cette maladie va se répandre dans le pays, mais vous n’en mourrez pas, sauf si votre cœur appartient à Uitzilopochtli. Vous verrez que, même chez les Mexicas, bien peu aimaient sincèrement ce gros dieu glouton ! »
Voilà l’histoire qui allait se répandre pour expliquer la violente épidémie thérapeutique que les hommes devant lui étaient en ce moment même en train d’attraper à son contact. Le virus porteur ne tuerait qu’une fois sur dix mille, ce qui en faisait un vaccin exceptionnellement inoffensif, car il laissait ses « victimes » armées d’anticorps capables de combattre la variole, la peste bubonique, le choléra, la rougeole, la varicelle, la fièvre jaune, la malaria, la maladie du sommeil et autant d’autres affections que les chercheurs avaient pu en entasser dans l’avenir disparu. Le virus porteur demeurerait sous forme de maladie infantile qui réinfecterait chaque nouvelle génération – et les Européens aussi, lorsqu’ils se présenteraient, ainsi, finalement, que toute l’Afrique, toute l’Asie et toutes les îles du monde. Naturellement, les maladies ne disparaîtraient pas complètement ; personne n’était assez naïf pour croire que certaines bactéries et certains virus n’évolueraient pas pour combler les niches laissées vacantes par l’éradication des anciens fléaux. Mais les épidémies ne donneraient plus l’avantage à un camp sur l’autre lors des rivalités culturelles à venir ; il n’y aurait jamais de couvertures infectées par le virus de la variole pour exterminer les tribus indiennes qui faisaient preuve d’une opposition agaçante aux Européens.