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« Bacab, taillandier, forgeron ! » Un jeune homme mince s’avança et Hunahpu lui fit retirer l’aiguille suivante. « C’est du cuivre, seigneur Un-Hunahpu, dit Bacab.

— Connais-tu le cuivre ? Sais-tu mieux le travailler que quiconque ?

— Je sais mieux le travailler qu’aucun homme de notre village, mais il existe sûrement d’autres hommes ailleurs qui le travaillent mieux que moi.

— Tu apprendras à le mélanger à d’autres métaux. Tu feras des outils comme on n’en a jamais vu dans le monde. Peins-toi le ventre avec mon sang ! »

Le forgeron obéit. Après le roi, l’épouse du roi et le fils du roi, ce seraient les forgerons qui jouiraient désormais du plus grand prestige dans le nouveau royaume.

« Où est Xocol-Ha-Homme ? Où est le maître constructeur de navires ? »

Un homme puissant aux épaules massives sortit d’un autre clan, souriant de fierté ; il se frappait les épaules en signe de piété.

« Enlève l’aiguille suivante, Xocol-Ha-Homme. Toi qui portes le nom d’un grand fleuve en crue, dis-moi : as-tu déjà vu ce métal ? »

Xocol-Ha-Homme tripota l’aiguille de bronze en se mettant du sang plein les doigts. « On dirait du cuivre mais en plus brillant, répondit-il. Je n’ai jamais vu ce métal. »

Bacab jeta lui aussi un coup d’œil et secoua la tête.

« Urine dessus. Xocol-Ha-Homme. Que le courant de l’océan qui est en toi coule dessus ! Car tu ne marqueras pas ton corps de mon sang que tu n’aies trouvé ce métal en une autre terre. Tu construiras des navires et tu navigueras jusqu’à ce que tu découvres le pays du Nord où l’on connaît le nom de ce métal. Quand tu reviendras avec le nom de ce métal, tu peindras ton aine de mon sang. »

Ne restait que l’aiguille de fer. « Où est Xoc ? Oui, je parle bien de l’esclave, du laideron que vous avez capturé et que personne ne veut épouser ! »

Apparut, poussée par-derrière, une jeune fille de treize ans, crasseuse et affligée d’un bec-de-lièvre.

« Retire la dernière aiguille, Xoc. Peins-toi les pieds de mon sang. Car, par le pouvoir de ce dernier métal, le roi de Xibalba libérera tous les esclaves. Aujourd’hui, tu es une libre citoyenne du royaume de Xibalba-sur-Terre, Xoc. Tu n’appartiens à nul homme, à nulle femme, car nul n’appartient à quiconque. Le roi de Xibalba l’ordonne ! Il n’y a pas de prisonniers, pas d’esclaves, pas de serviteurs à vie dans le royaume de Xibalba-sur-Terre ! »

Ça, c’est pour toi, Tagiri.

Mais ce qu’il avait donné par commisération servit à la conquête du pouvoir : Xoc ôta l’aiguille de fer de son pénis et puis, comme l’aurait fait une reine maya, elle tira la langue, en saisit la pointe des doigts de la main gauche et, de la droite, la transperça de l’aiguille. De l’étrange croix formée par le dard et ses lèvres, le sang se mit à ruisseler sur son menton.

Il y eut un hoquet de surprise général. Ce qu’exigeait Xoc par son geste, ce n’était pas la bonté d’un seigneur envers un esclave qu’il projette de libérer mais l’hommage d’un roi à la reine qui portera ses enfants.

Qu’est-ce que je fais maintenant ? Qui se serait douté, devant l’abjecte servilité de Xoc durant ses mois d’esclavage, qu’elle dissimulait une telle ambition ? Que cherchait-elle à obtenir ? Hunahpu observa son expression et y lut… quoi, de la provocation ? On aurait dit qu’elle l’avait percé à jour et qu’elle le mettait au défi de refuser sa requête.

Mais non, ce n’était pas de la provocation. C’était du courage face à la peur. Bien sûr qu’elle avait agi avec culot : cet homme majestueux qui prétendait venir du pays des dieux lui offrait la première occasion de s’élever au-dessus de sa misérable condition ! Comment lui reprocher de se conduire comme le font souvent les gens réduits à la dernière extrémité, en se raccrochant à la première perche venue, fût-elle parfaitement déraisonnable ? Qu’avait-elle à perdre ? Du fond de son désespoir, tout salut paraissait de toute façon impossible ; alors pourquoi ne pas essayer de devenir reine, puisque cet Un-Hunahpu semblait disposé à l’aider ?

Qu’elle est laide !

Mais quelle présence d’esprit et quelle bravoure ! Pourquoi condamner une porte ouverte ?

Tendant la main, il lui retira l’aiguille de la langue. « Que la vérité coule toujours de ta bouche comme ton sang coule aujourd’hui. Je ne suis pas roi, je n’ai donc pas de reine ; mais tu as mêlé ton sang au mien sur cette dernière pointe et, pour le reste de ta vie, je te promets d’écouter chaque jour une chose que tu voudras me dire. »

Gravement, elle hocha la tête avec une expression de soulagement et de fierté. Il l’avait refusée en tant qu’épouse mais l’avait acceptée comme conseillère. Et, tandis qu’il s’agenouillait pour lui passer l’aiguille sanglante sur les pieds, elle eut l’assurance que son existence avait changé du tout au tout et pour toujours : il l’avait anoblie aux yeux de ceux qui l’avaient maltraitée.

Il se redressa, lui posa les deux mains sur les épaules et se pencha pour lui parler à l’oreille. « Ne recherche pas la vengeance maintenant que tu as le pouvoir, dit-il en pur maya, sachant que son dialecte natal en était assez proche pour qu’elle comprenne. Gagne mon respect par ta générosité et ta sincérité.

— Merci », répondit-elle.

Et maintenant, retour au scénario d’origine. J’espère que je n’aurai pas droit à trop de surprises du même genre.

Mais il y en aurait d’autres, naturellement. Il faudrait improviser, adapter les plans ; seuls les buts étaient immuables.

Il lança à la cantonade : « Que Bacab vienne toucher ce métal ! Que Xocol-Ha-Homme vienne le voir ! »

Les deux hommes s’approchèrent et examinèrent l’aiguille avec crainte et respect. Seule de toutes, elle refusait de plier le moins du monde. « Je n’ai jamais vu de métal aussi dur, dit Bacab.

— Ni aussi noir, renchérit Xocol-Ha-Homme.

— Il se trouve de nombreux royaumes, loin de l’autre côté de la mer, où ce métal est aussi courant que le cuivre ici. Leurs habitants savent le fondre pour le rendre aussi brillant que l’argent. Ces royaumes connaissent déjà le roi de Xibalba, mais il leur a celé beaucoup de secrets ; il désire que ses sujets de Xibalba-sur-Terre découvrent ce métal et en maîtrisent le travail, s’ils en sont dignes ! Mais, pour le moment, cette aiguille de métal noir sera confiée à la garde de Xoc, qui fut esclave, et c’est auprès d’elle ou de ses enfants que vous viendrez vérifier si vous avez trouvé le métal noir. Les gens du lointain l’appellent ferro, herro, iron et fer, mais vous, vous le nommerez xibex car il provient de Xibalba et ne doit être employé qu’au service du roi. »

Toutes les aiguilles lui avaient été enlevées et il éprouvait une agréable sensation de légèreté, comme si leur poids l’avait tiré vers le bas.

« Et voici le signe que le roi de Xibalba touche tous les hommes et toutes les femmes du monde : votre village va être frappé de maladie, mais aucun d’entre vous n’en mourra. » Cette promesse risquait de s’avérer fausse car les immunologistes prédisaient un décès sur cent mille cas ; bah, si une réaction morbide se produisait dans le village d’Atetulka, Hunahpu saurait s’en débrouiller. Et, comparé aux millions de morts qu’avaient fait la variole et les autres affections dans l’ancienne Histoire, le prix à payer était dérisoire. « Le mal s’étendra de votre village à tous les autres pays, jusqu’à ce que chacun ait été touché par le doigt du roi. Et tous diront alors : "La maladie des seigneurs de Xibalba est venue d’Atetulka." Elle apparaîtra d’abord chez vous parce que c’est à vous que je suis apparu d’abord, parce que le roi de Xibalba vous a choisis pour gouverner le monde ; non pas comme les Mexicas, dans le sang et la cruauté, mais comme le roi de Xibalba, par la sagesse et la force. » Autant intégrer le virus immunisant à la manifestation divine !