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Le lendemain ou le surlendemain, ils feraient voile vers Haïti.

Là, peut-être, ils observeraient quelque signe de la grande civilisation de Cipango ou du Cathay. En attendant, ces misérables îles constitueraient au moins une source d’esclaves ; du moment que les fonctionnaires royaux acceptaient de soutenir Cristoforo, cela suffirait peut-être à justifier le coût d’une seconde expédition s’ils devaient échouer à rencontrer le khan en personne durant la première.

Kemal était assis, lugubre, au sommet du promontoire et cherchait du regard une voile au nord-ouest. Colomb était en retard.

Et, s’il était en retard, tout était à l’eau : cela signifiait qu’une modification s’était déjà produite, un événement qui le retenait à Colba. Kemal aurait pu y voir la preuve encourageante que ses compagnons avaient mené à bien leurs missions respectives dans le passé ; mais il n’ignorait pas qu’il était peut-être lui-même responsable du changement. Le seul élément capable d’influer depuis l’île d’Haïti sur celle de Colba, c’était le virus porteur ; certes, Kemal n’était arrivé que depuis deux mois, mais c’était amplement suffisant pour que le virus ait atteint Colba en profitant d’une expédition de pillage montée sur des pirogues capables d’affronter la mer. Les Espagnols avaient dû contracter la maladie.

Ou pire : l’épidémie, toute bénigne qu’elle fût, avait pu déterminer un changement de comportement chez les Indiens ; il y avait peut-être eu des effusions de sang, suffisamment graves pour inciter les Européens à rentrer chez eux ; ou encore, Colomb avait pu entendre des propos qui l’avaient conduit à suivre un trajet différent – à contourner Haïti dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, par exemple, au lieu de reconnaître la côte nord.

Les voyageurs temporels savaient que le virus risquait de chambouler leurs plans, parce qu’il pouvait se déplacer plus vite et sur de plus longues distances qu’eux-mêmes. Néanmoins, c’était également l’aspect du projet le plus sûr et le plus fondamental. Que se serait-il passé si un seul d’entre eux était arrivé à destination et, là, s’était fait tuer sur-le-champ ? Malgré tout, le virus se serait communiqué à ceux qui auraient touché le cadavre dans les heures qui auraient suivi le décès. S’il s’était avéré impossible d’introduire d’autres modifications, celle-ci aurait peut-être suffi à elle seule – en évitant aux Indiens de se faire décimer par un raz-de-marée d’affections européennes.

Donc, tant mieux, songea Kemal. Tant mieux si Colomb est en retard : ça veut dire que le virus remplit sa mission. Nous avons déjà changé le monde. Nous avons déjà réussi.

Oui, mais lui-même n’avait aucun sentiment de réussite. Tout seul, avec ses rations de campagne, caché sur son promontoire isolé, sans rien à faire qu’attendre l’apparition des voiles, Kemal avait envie d’accomplir quelque chose de plus personnel que de jouer les porteurs de virus immunisant. Quoi qu’il arrive, c’est la volonté d’Allah, il le savait, mais, malgré sa piété, il regrettait de ne pas pouvoir glisser un mot ou deux à l’oreille d’Allah ; quelques suggestions bien précises…

Le troisième jour seulement, il aperçut une voile. Trop tôt dans la journée. Dans l’ancienne version de l’Histoire, Colomb s’était présenté plus tard, ce qui était la raison même du naufrage de la Santa María : dans le noir, elle s’était jetée sur un écueil immergé. À présent, plus question d’obscurité ; et quand bien même les courants et les vents seraient différents. Kemal allait devoir détruire les trois navires. Pire : sans l’accident de la Santa María, la Niña n’aurait aucun motif de mouiller l’ancre. Kemal devrait les suivre le long de la côte en attendant une occasion propice. S’il s’en présentait une.

Même si j’échoue, se dit Kemal, les autres peuvent encore réussir. Si Hunahpu s’est arrangé pour couper l’herbe sous le pied aux Tlaxcaltèques et créer un empire zapotéco-tarasque où les sacrifices humains ont été abandonnés ou au moins ont perdu l’importance qu’ils avaient, les Espagnols auront la partie beaucoup moins facile. Si Diko se trouve quelque part dans les hautes terres, elle parviendra peut-être à mettre sur pied une religion protochrétienne et, c’est envisageable, un empire unifié des Antilles que les Espagnols auront du mal à fissurer. Après tout, leur succès dépendait presque uniquement de l’incapacité des Indiens à leur opposer une résistance organisée. Par conséquent, même si Colomb revenait en Europe, l’Histoire aurait changé.

Mais il avait beau se répéter tous ces raisonnements rassurants, ils lui laissaient un goût de cendre dans la bouche. Si j’échoue, les Amériques perdent leurs cinquante années de préparation à la venue des Européens.

Deux navires, pas trois. C’était un soulagement. Quoique… Tant qu’à modifier l’Histoire, il aurait mieux valu que la flotte de Colomb ne se scinde pas. Pinzón avait quitté la flotte avec la Pinta, comme dans l’Histoire précédente. Mais à présent comment être sûr qu’il allait revenir sur sa décision et retourner vers Haïti pour rejoindre Colomb ? Cette fois-ci, il risquait de continuer tout bonnement vers l’est, de toucher l’Espagne le premier et de revendiquer la paternité des découvertes de Colomb.

Que la Pinta fasse demi-tour ou non, je n’y peux rien, songea Kemal. J’ai la Niña et la Santa María sous la main et je dois faire en sorte que ces deux-là, au moins, ne retournent jamais en Espagne.

Kemal attendit d’être certain que les navires viraient au sud pour contourner le cap de Saint-Nicolas. Allaient-ils suivre le même trajet que dans l’ancienne version, quelque temps vers le sud, puis retour pour reconnaître la côte nord de l’île d’Haïti ?

Plus rien n’était prévisible, même si la logique clamait que les raisons d’agir de Colomb dans l’autre Histoire resteraient valables dans celle-ci.

Prudemment, Kemal descendit jusqu’au boqueteau près de la mer où il avait dissimulé son canot gonflable. À la différence des canots de sauvetage habituels, orange vif, celui-ci était bleu verdâtre afin d’être invisible sur la mer. Kemal enfila sa combinaison de plongée, de la même couleur, et tira l’embarcation dans l’eau. Puis il y entassa assez de charges sous-marines pour régler leur sort à la Santa María et à la Niña si l’occasion s’en présentait. Enfin il mit le moteur en marche et partit vers le large.

Il lui fallut une demi-heure avant d’être suffisamment loin de la plage pour se sentir raisonnablement sûr de rester invisible aux yeux perçants des vigies espagnoles. Alors seulement, il se dirigea vers l’ouest jusqu’à ce qu’apparaissent les voiles des caravelles. À son grand soulagement, il constata qu’elles avaient jeté l’ancre au large du cap Saint-Nicolas et que des esquifs gagnaient la côte. On était peut-être le 9 décembre au lieu du 6, mais Colomb prenait les mêmes décisions. La température devenait froide pour les tropiques et Colomb aurait, jusqu’au 14 décembre, les mêmes problèmes qu’avant pour franchir le chenal qui séparait l’île de la Tortue d’Haïti. Peut-être Kemal aurait-il meilleur compte à revenir à terre et à attendre que l’Histoire se répète.

Ou peut-être pas. Colomb serait impatient de faire route à l’est afin d’empêcher Pinzón de revenir le premier en Espagne, et, cette fois, il risquait de contourner l’île de la Tortue et de prendre les alizés dans ses voiles en évitant les vents de terre qui devaient le pousser sur les écueils. Kemal était peut-être en train de laisser passer sa dernière chance.