Mais, d’un autre côté, le cap Saint-Nicolas n’était pas loin de là où vivait la tribu de Diko – du moins, si elle avait réussi s’intégrer aux villageois qui avaient fait appel aux gens de l’avenir pour les sauver. Pourquoi lui compliquer la vie ? Non : il attendrait, aux aguets.
Tout d’abord, en voyant la Pinta s’éloigner, Cristoforo supposa que Pinzón essayait d’esquiver un danger quelconque ; puis, comme la caravelle approchait de l’horizon, il voulut croire ce que lui disaient les hommes : que la Pinta ne devait pas voir les signaux que lui envoyait Cristoforo. C’était absurde, naturellement : la Niña elle aussi naviguait à bâbord de la Santa María et elle n’avait aucun mal à conserver son cap. Lorsque la Pinta disparut derrière l’horizon, Cristoforo ne put plus douter que Pinzón l’avait trahi, que le pirate repenti était résolu à rentrer tout droit en Espagne et à se présenter à Leurs Majestés avant lui. Peu importait que Cristoforo eût été officiellement reconnu commandant de l’expédition ou que les fonctionnaires royaux l’ayant accompagné révèlent la perfidie de Pinzón – ce serait Pinzón qui bénéficierait de la prime gloire, Pinzón dont le nom resterait dans l’Histoire comme celui de l’homme revenu le premier en Europe du passage de l’ouest vers l’Orient.
Mais il n’avait jamais navigué assez au sud pour savoir que le vent d’ouest laissait la place, à des latitudes plus basses, à un vent d’est régulier que Cristoforo, lui, avait senti à bord des navires portugais. Le commandant gardait donc une bonne chance, en descendant suffisamment au sud, d’atteindre l’Espagne longtemps avant Pinzón, obligé de louvoyer tout le long du chemin, ce qui le ralentirait considérablement : il était même concevable que, devant la lenteur de son déplacement, il renonce et revienne dans les îles pour refaire son ravitaillement.
C’était concevable mais pas certain, et Cristoforo n’arrivait pas à se débarrasser du sentiment d’urgence – et de fureur mal réprimée – que lui inspirait la déloyauté de Pinzón. Pis que tout, il ne pouvait s’en ouvrir à personne, car tous les hommes soutenaient sans doute Pinzón, tandis qu’il n’était pas question de manifester la moindre faiblesse ni la moindre inquiétude devant les officiers et les fonctionnaires royaux.
Aussi Cristoforo n’eut-il guère de plaisir à cartographier la côte de la grande île que les indigènes appelaient Haïti et qu’il baptisa lui-même Hispaniola. Peut-être aurait-il davantage apprécié l’exercice s’il avait pu progresser régulièrement, mais le vent d’est lui fut contraire tout le long de la côte. Les navires durent faire halte plusieurs jours dans une anse que les hommes nommèrent baie des Moustiques, puis d’autres journées encore à la vallée du Paradis. Les matelots avaient fort goûté ces interruptions car, là, les autochtones étaient plus grands et en meilleure santé qu’ailleurs, et deux des femmes avaient la peau si claire que les équipages les avaient surnommées « les Espagnoles ». En tant que chef chrétien de l’expédition, Cristoforo se devait d’ignorer ce qui s’était passé entre les marins et les femmes lorsqu’elles quittaient les caravelles ; en tout cas, à la vallée du Paradis, la tension du voyage décrut. Mais pas pour Cristoforo, qui voyait chaque jour de retard comme autant de gagné pour Pinzón.
Quand les navires purent enfin repartir, ce fut en naviguant le soir et au plus près de la côte, là où la brise de terre contrariait le vent dominant et les poussait doucement vers l’est. Malgré les nuits claires, il était risqué de caboter ainsi dans l’obscurité dans des parages inconnus, car nul ne savait quels périls se dissimulaient sous la surface des eaux ; mais Cristoforo ne voyait pas d’autre solution. Soit il faisait voile vers l’ouest, puis vers le sud pour contourner l’île, laquelle risquait d’être si vaste qu’il faudrait des semaines pour en faire le tour, soit il naviguait de nuit grâce aux brises de terre. Dieu protégerait ses navires parce que, dans le cas contraire, l’expédition échouerait, ou du moins le rôle qu’y tenait Cristoforo. Ce qui comptait désormais, c’était de regagner l’Espagne avec des comptes rendus mirifiques qui passeraient sous silence la décevante quantité d’or découverte et le piètre degré de civilisation des populations locales, de façon que Leurs Majestés arment une véritable flotte et que Cristoforo puisse mener un travail d’exploration sérieux en attendant de trouver les terres décrites par Marco Polo.
Mais, ce qui le tracassait le plus, c’était quelque chose qu’il ne parvenait pas à s’expliquer lui-même : durant la journée, alors que les caravelles étaient à l’ancre et que Cristoforo travaillait à tracer la carte de la côte, il détournait parfois les yeux de la terre pour regarder la mer ; et là, de temps en temps, il voyait quelque chose sur l’eau. Ce n’était visible que quelques instants et personne d’autre n’en avait signalé la présence. Mais il était sûr de ne pas se tromper, bien qu’ignorant de quoi il s’agissait – une plaque d’eau d’une teinte légèrement différente de celle de la mer et, à plusieurs reprises, une silhouette comme celle d’un homme à demi plongé dans l’eau. La première fois qu’il l’avait aperçue, il s’était aussitôt souvenu des histoires que racontaient les marins génois sur les tritons et autres monstres des abysses. Mais, quelle que fût cette créature, elle se tenait toujours très au large et ne s’approchait jamais. Était-ce une apparition spirituelle, un signe du Seigneur ? Ou la marque de l’adversité de Satan qui l’observait en attendant l’occasion de ruiner une expédition chrétienne ?
Une fois, rien qu’une, il entrevit un éclat de lumière, comme si l’être avait une lunette par laquelle il regardait Cristoforo avec autant d’attention que Cristoforo l’étudiait.
De tout cela il n’écrivit rien dans son journal de bord ; d’ailleurs, il inclinait à mettre ces visions sur le compte d’une légère folie due au climat tropical et à ses inquiétudes à propos de Pinzón.
C’était avant la catastrophe, aux premières heures du matin de Noël.
Cristoforo était dans sa cabine, tout éveillé. Il avait du mal à dormir alors que la caravelle naviguait à une distance si dangereusement proche de la côte, aussi restait-il debout presque toutes les nuits, à étudier ses cartes et à rédiger son journal de bord ou son journal personnel. Cette nuit-là, néanmoins, il était simplement demeuré allongé sur son lit, à réfléchir à sa vie, à s’étonner de sa réussite malgré l’adversité et, enfin, à prier pour rendre grâces à Dieu de ce qui, à une époque, ressemblait à un abandon mais s’avérait aujourd’hui une attention miraculeuse. Pardonnez-moi de Vous avoir mal compris, d’avoir cru que vous mesuriez le temps à l’aune des brefs instants de la vie d’un homme. Pardonnez-moi mes craintes et mes doutes, car je vois à présent que Vous étiez toujours à mes côtés pour veiller sur moi, me protéger et m’aider à accomplir votre volonté.
Un ébranlement parcourut subitement le navire, et un homme cria sur le pont.
Les yeux rivés à ses jumelles à vision nocturne, Kemal n’arrivait à en croire sa bonne fortune. Pourquoi s’être tellement rongé les sangs ? Colomb avait été retardé par les conditions météo lors de l’Histoire précédente, et c’étaient ces mêmes conditions qui favorisaient sa progression aujourd’hui. À force d’attendre des vents favorables, il s’était retrouvé à son mouillage actuel, au-delà du cap Haïtien, à la veille de Noël, à moins de quinze minutes du moment où il était arrivé dans l’ancien passé de Kemal. Les mêmes courants, les mêmes vents avaient drossé la Santa María sur un récif, exactement comme avant. Tout pouvait encore se dérouler comme prévu.