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Naturellement, c’était sur l’élément humain, pas sur le temps, que devaient jouer les modifications, selon les prévisions des scientifiques ; malgré la légende du papillon dont le battement d’ailes à Pékin pouvait déclencher un ouragan sur les Antilles, Manjam avait expliqué à Kemal que les systèmes pseudochaotiques comme la météorologie étaient en réalité extrêmement stables dans leurs structures sous-jacentes et que les petites fluctuations aléatoires s’y fondaient sans laisser de traces.

Non, la véritable inconnue, c’était les décisions qu’allaient prendre les hommes de l’expédition. Allaient-ils faire comme précédemment ? Kemal avait observé à cent reprises et davantage le naufrage de la Santa María car c’était un moment crucial : le navire avait coulé sous l’influence de plusieurs facteurs dont n’importe lequel pouvait varier à partir d’un rien. D’abord, il fallait que Colomb navigue de nuit – et, au grand soulagement de Kemal, c’était précisément ce qu’il faisait pour échapper aux alizés ; ensuite, que Colomb et Juan de La Cosa, propriétaire et capitaine du navire, se trouvent sous le pont tandis que le pilotage incombait à Peralonso Nino – ce qui était tout à fait normal puisqu’il était pilote. Mais, alors, Nino devait aller faire un somme et confier la barre à l’un des mousses du bord, en lui indiquant une étoile pour se repérer, ce qui était parfait en plein océan mais ne servait guère lorsqu’on longeait une côte inconnue et dangereuse.

En l’occurrence, la seule différence tenait à ce qu’il ne s’agissait pas du même mousse ; d’après sa taille et son attitude, Kemal avait reconnu, malgré la distance, Andrés Yévenes, un garçon un peu plus âgé. Mais son vernis d’expérience ne lui serait d’aucune utilité : nul n’avait jamais cartographié ces côtes et même le plus aguerri des pilotes n’aurait pu savoir qu’il se trouvait des bancs de corail invisibles tout près de la surface.

Même ainsi, pourtant, la situation demeurait rattrapable dans les deux versions de l’Histoire, car Colomb donna aussitôt des ordres qui, eût-il été obéi, auraient sauvé le bâtiment. Ce qui avait coulé la Santa María, en réalité, c’était son propriétaire, Juan de La Cosa, qui avait perdu la tête et, non seulement désobéi aux ordres de Colomb, mais fait tant et si bien que personne d’autre n’avait pu y obéir non plus. Dès lors, la caravelle était perdue.

Kemal, qui avait étudié La Cosa de sa naissance à sa mort, n’était jamais parvenu à découvrir ce qui l’avait poussé à une attitude aussi inexplicable. L’intéressé, par la suite, n’avait jamais raconté deux fois la même histoire et toujours il mentait, visiblement. La seule réponse qu’eût trouvée Kemal était que, croyant son navire sur le point de sombrer, il s’était affolé et s’était sauvé le plus vite possible ; lorsque enfin il s’était aperçu que tous les hommes avaient amplement le temps de quitter le bord, il était beaucoup trop tard pour préserver la caravelle. Et il n’était pas question pour La Cosa de reconnaître avoir agi par lâcheté – ou pour quelque autre motif que ce fût.

Le navire frémit sous l’impact, puis se mit à donner de la bande. Kemal observait la scène, tendu : il était en tenue de plongée, prêt à s’approcher pour placer une charge explosive sous la caravelle au cas où Colomb ferait mine de la sauver. Mais mieux vaudrait que le bâtiment sombre sans flammes ni explosion inexplicables.

Juan de La Cosa sortit en titubant de sa cabine et monta d’un pas mal assuré sur le gaillard d’arrière, mal réveillé mais convaincu de vivre un cauchemar. Sa caravelle s’était échouée ! Comment était-ce possible ? Tiens, Colon était là, déjà sur le pont et furieux. Comme toujours, la colère envahit Juan à la vue du courtisan génois. Si ç’avait été Pinzón le commandant, il n’aurait pas commis la bêtise de naviguer dans le noir. C’était à peine si Juan pouvait fermer l’œil de la nuit à l’idée de sa caravelle en train de caboter le long d’une côte inconnue en pleine obscurité. Et, comme il le redoutait, ils s’étaient échoués. Tout le monde allait périr noyé si l’on ne pouvait débarquer avant que le navire coule. Un des mousses – Andrés, le chouchou de Nino cette semaine – essayait de s’excuser d’un air pitoyable. « Je n’ai pas lâché de l’œil l’étoile qu’il m’avait indiquée et j’ai maintenu le mât aligné dessus. » Il avait l’air terrifié. La gîte s’accentua brusquement.

Nous allons couler ! se dit Juan. Je vais tout perdre ! « Ma caravelle ! s’écria-t-il. Mon petit navire ! Qu’est-ce que vous lui avez fait ! »

Colon tourna vers lui un regard glacial. « Avez-vous bien dormi ? demanda-t-il d’un ton acide. Je puis vous dire en tout cas que Nino, lui, dormait sur ses deux oreilles. »

Et pourquoi le patron du navire n’aurait-il pas le droit de dormir ? Juan n’était ni pilote ni navigateur dans l’affaire, seulement propriétaire. Ne lui avait-on pas fait clairement comprendre qu’il n’avait à peu près aucune autorité sauf celle que voulait bien lui déléguer Colon ? Basque, Juan était étranger parmi les Espagnols presque au même titre que le Génois lui-même, si bien qu’il était en butte au dédain de Colon, au mépris des officiers espagnols et à la moquerie des marins. Et voilà qu’après l’avoir dépouillé de tout respect et toute autorité on le rendait soudain responsable de l’accident ?

Le navire s’inclina davantage sur bâbord. Colon parlait, mais Juan avait du mal à se concentrer sur ce qu’il disait. « L’arrière est trop lourd et nous sommes drossés sur un récif ou un banc de rochers. Impossible d’avancer : il faut déhaler le navire. »

Juan n’avait jamais rien entendu d’aussi ridicule : il faisait nuit, le bâtiment coulait, et Colon voulait tenter Dieu sait quelle manœuvre grotesque au lieu de sauver l’équipage ? C’était bien d’un Italien : la vie de marins espagnols ne comptait pas pour lui ! D’ailleurs, la vie d’un Basque ne devait guère compter non plus pour les Espagnols ; Colon et les officiers embarqueraient les premiers dans les canots sans se préoccuper du sort de Juan de La Cosa, et les matelots l’empêcheraient de monter à bord des leurs si on leur laissait le choix. Il en était sûr, il l’avait toujours lu dans leurs yeux.

« Déhalez le navire ! répéta Colon. Mettez la chaloupe à la mer, déplacez l’ancre à l’arrière, mouillez-la puis servez-vous du treuil pour nous dégager des rochers !

— Je sais ce que déhaler veut dire », riposta Juan. Ce crétin croyait-il lui apprendre le métier de marin ?

« Alors au travail ! ordonna le Génois. À moins que vous ne vouliez perdre votre caravelle sur ces récifs ? »

Bah, que Colon donne ses ordres : il n’y connaissait rien. Juan de La Cosa était meilleur chrétien que tous ces gens réunis. La seule façon de sauver tout l’équipage, c’était d’appeler les chaloupes de la Niña à la rescousse. Inutile de lever l’ancre : ce serait une opération longue et lente et, pendant ce temps, des hommes mourraient. Non, Juan allait sauver tous ceux de son navire, et ils sauraient alors qui se souciait vraiment d’eux. Pas ce fanfaron de Pinzón, qui s’en était allé, en égoïste qu’il était ; certainement pas Colon, qui ne pensait qu’au succès de son expédition, quitte à y laisser des hommes. C’est moi, Juan de La Cosa, le Basque, le nordiste, l’étranger, c’est moi qui vous permettrai de survivre et de retrouver vos familles en Espagne !