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Tagiri avait trente ans et il y avait huit ans qu’elle travaillait à son projet sur l’esclavage, secondée par une dizaine de chercheurs de schémas plus traditionnels et deux chercheurs d’histoires, lorsque sa carrière prit son dernier virage, qui la mena enfin à Christophe Colomb et au grand bouleversement de l’Histoire. Elle ne mit jamais les pieds hors de Juba, la ville où se trouvait sa station de l’Observatoire du temps, mais grâce au chronoscope elle avait accès à la Terre tout entière, et quand on substitua le Chrono-Réel II aux Tempovue obsolescents, elle put pousser encore plus loin ses explorations car les ordinateurs permettaient désormais une traduction rudimentaire des langages d’autrefois ; elle n’était plus obligée d’apprendre chaque dialecte pour saisir le sens général des scènes auxquelles elle assistait.

Tagiri se rendait souvent à la station de travail ChronoRéel d’un de ses chercheurs d’histoires, un jeune homme du nom de Hassan ; ses visites étaient beaucoup plus rares lorsqu’il se servait encore du vieux Tempovue, car elle ne comprenait aucune des langues antillaises qu’il travaillait à reconstituer à partir d’analogies avec les autres langages caraïbes et arawaks. Mais il avait maintenant programmé le chronoscope pour traduire dans les grandes lignes le dialecte arawak employé par la tribu qu’il observait.

« C’est un village de montagne, expliqua-t-il quand il la vit attentive ; le climat est beaucoup plus tempéré que près de la côte et l’agriculture donc différente.

— Et les circonstances ? demanda-t-elle.

— J’étudie le cours d’existences que les Espagnols ont interrompues. D’ici quelques semaines, une expédition va gravir la montagne pour réduire ces gens en esclavage. Les Espagnols ont un besoin urgent de main-d’œuvre sur la côte.

— Les plantations se développent ?

— Pas du tout, répondit Hassan. Elles sont même plutôt en train de dépérir. Mais les Espagnols ont du mal à maintenir leurs esclaves-indiens en vie.

— Ils essayent, au moins ?

— La plupart, oui. Naturellement, certains s’amusent à les tuer, parce que les Espagnols détiennent le pouvoir absolu et que ces individus se sentent obligés de l’éprouver au maximum. Mais dans l’ensemble les prêtres ont la situation en main et ils font vraiment leur possible pour empêcher les esclaves de mourir. »

Les prêtres ont la situation en main, songea Tagiri, mais l’esclavage demeure. Cependant, si cette idée lui laissait une amertume toujours renouvelée dans la bouche, il était inutile d’en rappeler l’ironie à Hassan, elle le savait : il travaillait à ses côtés au projet sur l’esclavage, après tout.

« Les gens d’Ankuash sont parfaitement conscients de ce qui se passe. Ils se savent déjà pratiquement les derniers Indiens encore en liberté ; ils s’efforcent de ne pas se faire remarquer, ils n’allument jamais de feu et veillent à rester hors de vue des Espagnols, mais trop d’Arawaks et de Caraïbes des basses terres collaborent avec les envahisseurs pour préserver une petite parcelle de liberté ; eux, ils se souviennent d’Ankuash. Il y aura donc bientôt une expédition et Ankuash le sait. Vous voyez ? »

Ce que voyait Tagiri, c’était un vieil homme et une femme d’âge mûr, accroupis de part et d’autre d’un petit feu sur lequel un récipient plein d’eau laissait échapper de la vapeur. La prouesse technologique la fit sourire : c’était extraordinaire de pouvoir distinguer la vapeur dans un rendu holographique ; elle avait presque l’impression de pouvoir en sentir l’odeur.

« C’est de l’eau de tabac, dit Hassan.

— Ils boivent la solution nicotinée ? » Hassan acquiesça. « J’ai déjà vu faire ça.

— Est-ce qu’ils ne sont pas imprudents ? Leur feu a l’air de fumer.

Le chronoscope accentue peut-être la fumée dans le rendu holo ; possible qu’il y en ait moins en réalité. Mais, fumée ou pas, on ne peut pas faire bouillir l’eau de tabac sans feu et, là, ils sont au bord du désespoir. Mieux vaut risquer de se faire repérer que de passer encore une journée sans message des dieux.

— Alors ils boivent…

— Ils boivent et ils rêvent, dit Hassan.

— Est-ce qu’ils n’accordent pas plus foi aux rêves qui viennent naturellement ?

— Non ; ils savent que la majorité des songes ne veulent rien dire. Ils espèrent que leurs cauchemars non plus, que ce ne sont que l’expression de leurs craintes plutôt que de la réalité. Ils se servent de l’eau de tabac pour obliger les dieux à leur dire la vérité. Plus bas vers la côte, les Arawaks et les Caraïbes offriraient une personne en sacrifice ou se feraient saigner, à la manière des Mayas. Mais ce village-ci n’a pas de tradition sacrificielle et n’en a jamais adopté chez ses voisins ; c’est un vestige d’une tradition différente, je pense, semblable à celle de certaines tribus de l’Amazone supérieure ; ces gens n’ont pas besoin de meurtre ni de sang pour communiquer avec les dieux. »

Les deux personnages plongèrent des chalumeaux dans l’eau et se mirent à l’aspirer comme avec une paille. La femme fut aussitôt prise de haut-le-cœur, mais l’homme paraissait habitué au goût du breuvage et il obligea sa compagne à en boire encore, bien qu’elle eût l’air d’avoir l’estomac retourné.

« Elle, c’est Putukam – ça veut dire "chien sauvage", dit Hassan. Elle est connue pour ses visions, mais elle se sert rarement de l’eau de tabac.

— Je comprends ça », répondit Tagiri : la nommée Putukam s’était mise à vomir tripes et boyaux. Un moment, le vieillard s’efforça de la calmer, puis la nausée le saisit à son tour et leurs régurgitations se mêlèrent dans les cendres du feu.

« En revanche, Baiku est guérisseur et il se sert plus souvent de ce genre de produit – tout le temps, même – pour envoyer son esprit dans le corps du malade et trouver ce qui ne va pas. L’eau de tabac est son préféré, mais ça ne l’empêche pas de vomir, naturellement : ce truc fait dégobiller tout le monde.

— Le bon candidat pour un cancer de l’estomac.

— Il faudrait qu’il vive assez longtemps pour ça, répliqua Hassan.

— Est-ce que les dieux leur parlent ? »

Hassan haussa les épaules. « Il n’y a qu’à avancer un peu. » Il fit défiler la transcription temporelle en accéléré – Putukam et Baiku avaient peut-être dormi plusieurs heures mais, pour les observateurs, cela ne dura que quelques secondes. Chaque fois qu’ils bougeaient, le chronoscope ralentissait automatiquement, mais Hassan passa les mouvements habituels aux gens endormis et attendit des signes manifestes de réveil avant de ramener la vitesse à la normale. Puis il monta le son et, Tagiri étant présente, il lança le traducteur informatique au lieu d’écouter simplement les dialogues originaux. « J’ai rêvé, dit Putukam.

— Moi aussi, répondit Baiku.

— Raconte-moi le rêve de guérison.

— Il n’y a pas de guérison dedans, fit-il, l’air grave et triste.

— Tous esclaves ?

— Tous sauf ceux qui auront la chance de se faire tuer ou de mourir de maladie.

— Et ensuite ?

— Tous morts.

— Telle est donc notre guérison, dit Putukam : mourir. Mieux vaudrait tomber entre les mains des Caraïbes, nous faire arracher le cœur et dévorer le foie ; au moins, nous servirions d’offrande à un dieu.

— Quel était ton songe ?

— Mon songe était fou, dit-elle. Mon songe ne renfermait pas de vérité.

— Le rêveur n’en sait rien », répondit Baiku.

Elle soupira. « Tu vas me prendre pour une bien piètre rêveuse dont les dieux détestent l’âme. J’ai rêvé qu’un homme et une femme nous observaient. Ils étaient adultes et pourtant je les savais plus jeunes que nous de quarante générations.