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Juan désigna aussitôt des marins pour descendre la chaloupe ; pendant ce temps, il entendait Colon ordonner de ferler les voiles et de dégager l’ancre. Oh, l’excellente idée ! Le navire va couler voiles ferlées ! Ça va faire une grosse différence pour les requins !

La chaloupe heurta l’eau dans une gerbe d’éclaboussures. Sans perdre une seconde, les trois rameurs attitrés se laissèrent glisser le long des cordes et défirent les nœuds qui la retenaient à la caravelle. Entre-temps, Juan s’efforçait de descendre le long de l’échelle de corde qui, à cause de la gîte du navire, pendait au-dessus du vide et oscillait dangereusement. Faites que j’atteigne le canot, Sainte Mère, pria-t-il, et je me ferai le héros qui sauvera tout le monde.

Des pieds il toucha la chaloupe, mais ses doigts refusèrent de lâcher l’échelle.

« Laissez aller ! » cria Pefia, un des marins.

J’essaye, songea Juan. Pourquoi mes mains ne m’obéissent-elles pas ?

« Quel poltron ! » marmonna Bartolomé. Ils font semblant de parler à voix basse, se dit Juan, mais ils s’arrangent toujours pour que je les entende.

Ses doigts s’ouvrirent. Cela n’avait duré qu’un instant. On ne pouvait pas toujours garder tout son sang-froid lorsqu’on risquait de mourir noyé d’une seconde à l’autre.

Il passa maladroitement par-dessus Pefia pour gagner sa place à l’arrière, à la barre. « Souquez ! » dit-il.

Comme les hommes commençaient à ramer, Bartolomé, à l’avant, donna la cadence. Autrefois soldat de l’armée espagnole, il avait été arrêté pour vol et faisait partie de ceux qui s’étaient joints à l’expédition dans l’espoir d’une grâce. En général, les marins brimaient les criminels, mais l’expérience militaire de Bartolomé lui valait un certain respect, quoique donné à contrecœur, de la part des matelots – et la dévotion servile des autres criminels. « Souquez ! fit-il. Souquez ferme ! »

Tandis que les rameurs s’activaient, Juan mit la barre à bâbord.

« Mais qu’est-ce que vous fichez ? » s’exclama Bartolomé en voyant la chaloupe s’écarter de la Santa María au lieu de se diriger vers sa proue, où l’ancre commençait déjà à descendre.

« Occupez-vous de votre travail et laissez-moi faire le mien ! rétorqua Juan.

— Mais il faut qu’on se place sous l’ancre ! protesta Bartolomé.

— Vous faites confiance au Génois pour vous sauver la vie ? Nous allons chercher de l’aide sur la Niña ! »

Les marins écarquillèrent les yeux. C’était de la désobéissance pure et simple, quasiment une mutinerie contre Colon. Ils ne touchèrent pas aux rames. « La Cosa, dit Pena, vous ne comptez pas essayer de sauver la caravelle ?

— C’est mon bateau ! cria Juan. Et c’est votre peau ! Allons, souquez et on pourra sauver tout le monde ! Nage, garçons ! Nage ! »

Bartolomé reprit la cadence et ils se remirent à ramer.

À cet instant seulement Colon remarqua leur manège. Juan l’entendit hurler du gaillard d’arrière : « Revenez ! Que faites-vous ? Revenez près de l’ancre ! »

Mais Juan adressa un regard farouche aux rameurs. « Si vous voulez revoir l’Espagne, vous n’entendez que le bruit des rames ! »

Sans un mot, ils s’arc-boutèrent sur les avirons et souquèrent dur et vite. La Niña grandissait au loin, la Santa María rapetissait derrière eux.

C’est étonnant de voir quels événements s’avèrent inévitables, songeait Kemal, et lesquels susceptibles de changement. Les marins avaient tous couché avec des femmes indigènes différentes de la première fois, à la vallée du Paradis, si bien que le choix des compagnes de lit relevait apparemment du pur hasard ; en revanche, quand il s’était agi de désobéir aux seuls ordres qui auraient pu sauver la Santa María, Juan de La Cosa avait fait exactement le même choix que précédemment. L’amour est imprévisible, la peur inévitable. Dommage que je n’aie jamais l’occasion de publier cette découverte.

Fini de raconter des histoires : il ne me reste plus qu’à jouer le dernier acte de mon existence. Qui jugera alors du sens de ma mort ? Moi, autant que je le pourrai. Mais je ne pourrai rien y changer ; on donnera de moi l’image qu’on voudra, pour autant qu’on ne m’ait pas oublié. Le monde dans lequel j’ai résolu un des plus grands mystères du passé et où je suis devenu célèbre n’existe plus. À présent, me voici sur une planète où je ne suis jamais né et où je n’ai pas de passé. Un saboteur musulman solitaire qui a réussi à prendre pied sur le Nouveau Monde ? Qui, dans l’avenir, voudra croire une histoire aussi farfelue ? Kemal voyait d’ici les articles où des spécialistes expliqueraient l’origine psychologique des légendes sur le « poseur de bombes musulman » dans le contexte de l’expédition de Christophe Colomb. À cette idée, un sourire apparut sur son visage, cependant que la chaloupe de la Santa María s’approchait de la Niña.

Diko revenait à Ankuash avec deux paniers à eau suspendus aux extrémités du joug qu’elle portait sur l’épaule. Elle avait fabriqué l’instrument elle-même lorsqu’il était apparu qu’aucun des villageois n’était aussi robuste qu’elle. Ils étaient humiliés de la voir porter son eau avec tant d’aisance alors que c’était si difficile pour eux, aussi avait-elle mis au point son joug afin de pouvoir en transporter deux fois plus ; en outre elle avait exigé de le faire seule de façon que nul ne pût se comparer à elle. Elle faisait trois voyages par jour jusqu’à la rivière, au pied de la cascade. L’exercice la maintenait en forme et elle appréciait ces moments de solitude.

Les gens du village l’attendaient, naturellement : on verserait l’eau de ses grands paniers dans plusieurs petits récipients, la plupart en argile. Mais, même de loin, elle vit leur expression impatiente ; il devait y avoir des nouvelles.

« La pirogue des hommes blancs a été emportée au fond de l’eau par les esprits ! cria Putukam dès que Diko fut à portée de voix. Le jour même que tu avais prédit !

— Peut-être que Guacanagari croira les avertissements, maintenant, et qu’il protégera les jeunes filles. » Guacanagari était le cacique de la majeure partie du nord-ouest d’Haïti. Il s’imaginait parfois que son autorité s’étendait depuis le sommet des montagnes de Cibao jusqu’à Ankuash, mais il n’avait jamais tenté d’éprouver cette théorie au combat – rien, aussi haut dans Cibao, n’aiguisait assez son appétit. Son rêve de régner sur tout Haïti l’avait conduit, dans l’Histoire précédente, à conclure une alliance fatale avec les Espagnols. Si les envahisseurs ne les avaient pas eus, lui et son peuple, à leur disposition pour espionner et même se battre pour leur compte, ils ne l’auraient peut-être pas emporté ; d’autres chefs taïnos auraient pu réussir à créer un mouvement de résistance unifié en Haïti. Mais cela ne se passerait pas ainsi cette fois. Guacanagari serait toujours animé par l’ambition, mais elle n’aurait plus le même effet catastrophique ; car il ne s’allierait aux Espagnols que s’ils lui paraissaient puissants ; dès le premier signe de faiblesse, il deviendrait leur pire ennemi. Avisée, Diko ne lui accordait pas la moindre confiance, mais il restait utile car ses réactions étaient transparentes pour qui savait sa soif de gloire.

Diko s’accroupit pour ôter le joug de ses épaules. Des villageois prirent les paniers et entreprirent d’en répartir le contenu dans divers récipients.

« Guacanagari, écouter une femme d’Ankuash ? » fit Baiku d’un ton sceptique. Il avait pris trois calebasses d’eau : le petit Inoxtla s’était gravement entaillé en tombant et Baiku lui préparait un cataplasme, du thé et un bain de vapeur.