Une des jeunes femmes prit aussitôt la défense de Diko. « Il doit croire Voit-dans-le-Noir ! Elle dit toujours la vérité ! »
Comme d’habitude, Diko nia ses prétendus dons prophétiques, bien que ce fût sa connaissance intime de l’avenir qui lui permettait d’éviter de devenir esclave ou de finir comme cinquième épouse du cacique. « C’est Putukam qui voit de vraies visions et Baiku qui guérit. Moi, je porte l’eau. »
Le silence se fit autour d’elle, car nul n’avait jamais compris pourquoi elle affirmait des choses aussi évidemment fausses. Depuis quand refusait-on de se reconnaître des talents ? Elle était pourtant la femme la plus robuste, la plus grande, la plus sage et la plus sainte qu’on eût jamais vue et, si elle faisait ce genre de déclarations, c’est qu’elles voulaient dire quelque chose, sans qu’on dût néanmoins les prendre au pied de la lettre, naturellement.
Croyez ce que vous voulez, songea Diko ; je sais que le jour est arrivé où je n’en sais pas davantage sur l’avenir que vous, parce qu’il ne s’agit plus de celui dont je me souviens.
« Et que devient l’homme silencieux ? demanda-t-elle.
— Oh, il paraît qu’il est toujours dans son bateau fait d’air et d’eau, et qu’il surveille. »
Un autre ajouta : « On dit que les Blancs ne le voient pas du tout. Ils sont aveugles ?
— Ils ne savent pas regarder, fit Diko. Ils ne savent voir que ce qu’ils s’attendent à voir. Les Taïnos de la côte peuvent voir ce bateau d’air et d’eau parce qu’ils l’ont vu le fabriquer et le mettre à la mer. Ils s’attendent donc à le distinguer. Mais les hommes blancs ne l’ont jamais vu, si bien que leurs yeux ignorent comment le trouver.
— N’empêche qu’ils sont très bêtes de ne rien voir, dit Goala, un adolescent tout juste entré dans l’âge adulte.
— Tu es très courageux, rétorqua Diko. J’aurais peur d’être ton ennemie. »
Goala se mit à rayonner de fierté.
« Mais j’aurais encore plus peur d’être ton amie au combat. Tu crois ton ennemi stupide parce qu’il ne fait pas les choses comme toi. Cela te rend négligent, ton ennemi t’attaque par surprise et ton amie meurt. »
Goala ne sut que répondre et tout le monde s’esclaffa.
« Tu n’as pas vu le bateau d’air et d’eau, poursuivit Diko. Tu ne sais donc pas s’il est facile ou malaisé à repérer.
— Je veux le voir, dit Goala à mi-voix.
— Ça ne servira à rien parce que personne au monde n’a le pouvoir d’en fabriquer un semblable et que nul n’aura ce pouvoir avant plus de quatre cents ans. » À moins que la technologie ne progresse plus vite dans cette nouvelle Histoire. Avec de la chance, les hommes conserveraient la capacité de la comprendre, de la maîtriser, de faire le ménage derrière elle.
« Ce que tu dis n’a pas de sens », répliqua Goala.
Les villageois eurent un hoquet de surprise : seul un adolescent pouvait montrer si peu de respect envers Voit-dans-le-Noir.
« Goala s’imagine, fit Diko, que c’est ce qui ne se produira qu’une fois en cinq cents ans qu’il faut voir. Mais je le vous dis, moi, ce qu’il faut voir, c’est ce qui est source d’enseignement et de secours à la tribu et à la famille. Celui qui voit le bateau d’air et d’eau en retient une histoire que ses enfants ne croiront pas. Mais celui qui apprend à fabriquer une grande pirogue de bois comme celle des Espagnols peut franchir les océans avec une lourde cargaison et de nombreux passagers. Ce sont les pirogues des Espagnols qu’il faut voir, pas le bateau d’air et d’eau.
— Je n’ai aucune envie de voir les hommes blancs, dit Putukam en frissonnant.
— Ce ne sont que des hommes, rétorqua Diko. Certains sont méchants et d’autres bons. Tous savent faire des choses inconnues des habitants d’Haïti, et pourtant il en est beaucoup que savent les enfants d’Haïti et que ces hommes ne comprennent pas du tout.
— Raconte-nous ! crièrent plusieurs voix.
— Je vous ai déjà raconté toutes les histoires sur la venue des hommes blancs, fit Diko. Aujourd’hui, il faut travailler. »
Comme des enfants, ils ne cachèrent pas leur déception. Et pourquoi l’eussent-ils cachée ? Il régnait une telle confiance dans le village, dans la tribu, que nul ne craignait d’exprimer ses désirs. Les seuls sentiments qu’il fallait dissimuler aux autres étaient les sentiments honteux, comme la peur ou l’agressivité.
Diko rapporta son joug et ses paniers vides chez elle, dans sa hutte. Par bonheur, personne ne l’y attendait. Putukam et elle étaient les seules femmes à disposer d’un logis à elles et, depuis le jour où Diko avait recueilli une épouse en butte à la colère et aux menaces de violence de son mari, Putukam avait décidé de l’imiter et d’offrir sa hutte comme refuge pour les femmes. La tension avait été vive au début, car Nugkui, le cacique, considérait à juste titre Diko comme une rivale qui mettait son autorité en danger, mais il n’avait recouru qu’une fois à la brutalité, certaine nuit où trois hommes s’étaient introduits chez elle armés de lances. Il avait fallu vingt secondes à peu près à Diko pour les désarmer, briser les hampes de leurs piques et les renvoyer chez eux clopin-clopant, couverts d’entailles, de bleus et de contusions. Ils n’étaient pas de taille contre sa carrure ni sa force – ni contre sa formation aux arts martiaux.
Cela n’aurait pas empêché de nouvelles tentatives de meurtre – flèche, fléchette, incendie – si Diko n’avait pas réagi aux premières lueurs de l’aube. Elle avait rassemblé toutes ses affaires et s’était mise à en faire cadeau aux autres femmes. Tous les villageois s’étaient aussitôt réveillés. « Qu’est-ce que tu fais ? demandaient-ils. Pourquoi t’en vas-tu ? » Elle avait menti sans rougir : « Je suis venue dans ce village parce que j’ai cru entendre une voix m’y appeler. Mais, cette nuit, j’ai eu la vision de trois hommes qui m’attaquaient dans le noir et j’ai compris que la voix avait dû se tromper, que ce n’était pas le bon village puisqu’on m’en rejetait. Je dois m’en aller pour trouver le bon village, celui qui a besoin d’une grande femme noire pour porter son eau. » Après maintes protestations de la communauté, elle avait accepté de repousser son départ de trois jours. « À ce moment-là, je m’en irai, à moins que tous les habitants d’Ankuash ne m’aient demandé, l’un après l’autre, de rester et promis de faire de moi leur tante, leur sœur ou leur nièce. Si une seule personne ne veut pas de moi, je m’en irai. »
Nugkui n’était pas un imbécile. Il n’appréciait pas l’autorité dont jouissait Diko, mais sa présence au village donnait à Ankuash un prestige énorme auprès des Taïnos qui vivaient en contrebas, sur les premiers contreforts de la montagne, et il le savait. N’envoyait-on pas les malades se faire guérir à Ankuash ? Des messagers ne venaient-ils pas s’enquérir de la signification de tel ou tel événement et demander ce que Voit-dans-le-Noir prédisait pour l’avenir ? Avant l’arrivée de Diko, les gens d’Ankuash étaient méprisés parce qu’ils vivaient au froid dans la montagne. Diko leur avait expliqué que leur tribu était la première à s’être installée en Haïti, que leurs ancêtres étaient les premiers à avoir vaillamment navigué d’une île à l’autre. « Longtemps les Taïnos ont régné ici, et les Caraïbes veulent aujourd’hui leur imposer leur domination. Mais le temps viendra bientôt où Ankuash gouvernera tous les habitants d’Haïti, car c’est le village qui matera les hommes blancs. »
Nugkui n’allait pas laisser un si bel avenir lui filer entre les doigts. « Je veux que tu restes, dit-il d’un ton bourru.
— Je suis ravie de l’entendre. As-tu été voir Baiku pour cette méchante bosse que tu as au front ? Tu as dû te cogner contre un arbre en allant te soulager dans le noir. »