Kemal passa sous la coque de la Niña. Il lui restait plus de deux heures de mélange respiratoire dans ses bouteilles, c’est-à-dire cinq fois plus qu’il ne lui en faudrait si tout se déroulait comme aux répétitions. Il mit un peu plus longtemps que prévu à gratter les bernacles d’une bande de bois près de la ligne de flottaison – sous l’eau, on n’a guère de force pour manier le burin. Mais il mena la tâche à bien et tira de son sac ventral son jeu de bombes incendiaires profilées. Il plaça la surface chauffante de chacune contre la coque puis déclencha les crampons autofixants qui les maintiendraient collées au bois. Quand tout fut en place, il s’éloigna et tira le cordon. Aussitôt, il sentit l’eau se réchauffer. Bien qu’elles fussent conformées pour dégager la plus grande partie de leur énergie dans le bois, les bombes irradiaient suffisamment de chaleur dans l’eau pour la porter sous peu au point d’ébullition. À grandes brasses, Kemal regagna vivement son canot. Au bout de cinq minutes, des flammes apparurent brutalement à l’intérieur de la coque ; comme les bombes continuaient à chauffer, le feu s’étendit rapidement.
Les Espagnols ne verraient aucune explication à cet incendie subit dans les cales. Longtemps avant qu’ils puissent approcher de la Niña, les planches auxquelles étaient cramponnées les bombes ne seraient plus que cendres et les enveloppes métalliques des charges seraient au fond de la mer ; elle émettraient pendant quelques jours un faible signal sonar qui permettrait à Kemal d’aller les récupérer plus tard. Les Espagnols n’auraient jamais l’idée que la destruction de la Niña puisse être autre chose qu’un terrible accident, pas plus que ceux qui fouilleraient le site dans les siècles à venir.
À présent, tout dépendait de Pinzón : allait-il rester fidèle à son personnage et ramener la Pinta en Haïti ? Si oui, Kemal ferait exploser la dernière caravelle. Et là, il serait impossible de croire à un nouvel accident ; en regardant l’épave, on verrait l’œuvre d’un ennemi.
Rencontres
Chipa était effrayée quand les femmes de Guacanagari la firent avancer. Entendre décrire les hommes blancs barbus, c’était une tout autre affaire que de se retrouver en leur présence. Ils étaient grands et ils arboraient des costumes des plus inquiétants. Vraiment, on aurait dit que chacun portait une maison sur ses épaules et un toit sur sa tête ! Le métal des casques étincelait au soleil et on avait l’impression qu’ils avaient volé les couleurs de leurs bannières aux perroquets. Si je savais fabriquer un tissu comme ça, songea Chipa, j’aurais les mêmes bannières et je vivrais sous un toit du même métal qu’ils se posent sur la tête.
Guacanagari l’accablait d’instructions et d’avertissements de dernière minute, et elle faisait semblant de l’écouter ; mais Voit-dans-le-Noir lui avait déjà fourni ses directives et, une fois qu’elle s’entretiendrait en espagnol avec les hommes blancs, les desseins de Guacanagari n’auraient plus guère d’importance.
« Traduis-moi exactement ce qu’ils disent vraiment, insista Guacanagari. Et n’ajoute pas un mot à ce que, moi, je leur dis. Tu m’as bien compris, espèce de petite limace des montagnes ?
— Grand cacique, je ferai ce que tu m’ordonnes.
— Es-tu certaine de savoir parler leur abominable langage ?
— Si je n’y arrive pas, tu le verras vite à leur expression, répondit Chipa.
— Alors dis-leur ceci : le grand Guacanagari, cacique de tout Haïti depuis Cibao jusqu’à la mer, est fier d’avoir trouvé une interprète. »
Trouvé une interprète, lui ? Chipa ne s’étonna pas qu’il cherche à évincer Voit-dans-le-Noir, mais le procédé l’écœura. Néanmoins, elle s’adressa à l’homme blanc au costume le plus flamboyant ; mais à peine eut-elle commencé à parler que Guacanagari, d’un coup de pied par-derrière, la jeta par terre à plat ventre.
« Montre-toi respectueuse, limace des montagnes ! s’écria-t-il. Et d’ailleurs ce n’est pas lui le chef, nigaude ! C’est lui, là-bas, celui aux cheveux blancs ! »
Elle aurait dû s’en douter : ce n’était pas au volume de ses vêtements, mais par son âge et le respect que lui valaient ses années, qu’elle devait reconnaître l’homme que Voit-dans-le-Noir appelait Colon.
Prosternée, elle reprit sa phrase, en bégayant un peu au début mais en articulant avec soin. « Mon seigneur Cristóbal Colon, je suis venue vous servir d’interprète. »
Seul le silence lui répondit. Elle leva le visage et vit les hommes blancs conférer entre eux, les yeux écarquillés de stupéfaction. Elle essaya de comprendre leurs propos, mais ils parlaient trop vite.
« Que disent-ils ? demanda Guacanagari.
— Comment veux-tu que j’entende si tu parles en même temps ? » répliqua-t-elle. C’était de l’impudence caractérisée, mais, si Diko avait raison, Guacanagari n’aurait bientôt plus d’emprise sur elle.
Enfin. Colon s’avança vers elle.
« Comment as-tu appris l’espagnol, mon enfant ? » s’enquit-il. Il avait un débit rapide et un accent différent de celui de Voit-dans-le-Noir, mais c’était précisément la question prévue.
« J’ai appris cette langue afin de connaître le Christ. »
Si sa maîtrise de l’espagnol avait jeté l’émoi parmi les hommes blancs, ses derniers mots les laissèrent sidérés. Les discussions à voix basse reprirent de plus belle.
« Que lui as-tu dit ? demanda Guacanagari d’une voix tendue.
— Il voulait savoir comment j’avais appris sa langue et je le lui ai dit.
— Je t’avais défendu de parler de Voit-dans-le-Noir ! gronda Guacanagari.
— Je n’ai pas prononcé son nom. J’ai parlé du dieu qu’ils vénèrent.
— J’ai l’impression que tu me trahis, fit Guacanagari.
— Non », répondit Chipa.
Lorsque Colon s’approcha de nouveau, l’homme aux vêtements volumineux l’accompagnait.
« Cet homme s’appelle Rodrigo Sânchez de Segovia et c’est l’inspecteur royal de la flotte, fit Colon. Il voudrait te poser une question… »
Les titres ne signifiaient rien pour Chipa. C’était à Colon qu’elle devait s’adresser.
« Comment connais-tu le Christ ? demanda Segovia.
— Voit-dans-le-Noir nous a recommandé de guetter la venue d’un homme qui nous ferait connaître le Christ. »
Segovia sourit.
« Je suis cet homme.
— Non, messire, répondit Chipa. C’est Colon. »
Elle n’eut aucun mal à déchiffrer les expressions des hommes blancs – ils affichaient tout ce qu’ils ressentaient. Segovia était très en colère ; cependant il recula et laissa Colon seul en avant du groupe.
« Qui est ce Voit-dans-le-Noir ? demanda-t-il.
— Mon professeur, répondit Chipa. Elle a fait cadeau de moi à Guacanagari pour qu’il m’amène à vous. Mais Guacanagari n’est pas mon maître.
— C’est Voit-dans-le-Noir ta maîtresse ?
— Je n’ai pas d’autre maître que le Christ », dit-elle – déclaration la plus importante de toutes, lui avait affirmé Voit-dans-le-Noir. Et là, tandis que Colon la dévisageait sans mot dire, elle prononça la phrase dont elle ignorait le sens car elle était dans une langue inconnue. C’était du génois et seul Cristoforo la comprit lorsqu’elle dit les mots qu’il avait déjà entendus sur une plage non loin de Lagos : « Je t’ai sauvé afin que tu portes la Croix. »
Il tomba à genoux et débita une phrase probablement dans le même dialecte.
« Je ne parle pas cette langue, messire, fit Chipa.
— Que se passe-t-il ? intervint Guacanagari.