— Le cacique est en colère contre moi, dit Chipa à Colon. Il va me battre parce que je n’ai pas traduit ses paroles.
— Jamais, répondit le Génois. Si tu te destines au Christ, tu es sous notre protection.
— Messire, ne provoquez pas Guacanagari à cause de moi. Avec vos deux bateaux détruits, vous avez besoin de son amitié.
— Cette enfant a raison, dit Segovia. De toute manière, ce ne sera pas la première fois qu’elle se fera battre. »
Si, ce serait la première fois, songea Chipa. Avait-on coutume de battre les petits, chez les hommes blancs ?
« Vous pourriez me demander comme présent, fit-elle.
— Es-tu esclave, alors ?
— C’est ce que croit Guacanagari, mais ce n’est pas vrai. Vous ne ferez pas une esclave de moi, n’est-ce pas ? » Voit-dans-le-Noir avait insisté pour qu’elle pose cette question à Colon.
« Tu ne seras jamais esclave, répondit Colon. Dis-lui que nous sommes très satisfaits et que nous le remercions de son cadeau. »
Chipa avait cru qu’il allait exprimer le souhait de se la faire offrir, mais elle comprit aussitôt que son approche était bien meilleure : mis devant le fait accompli, Guacanagari pouvait difficilement reprendre le présent. Aussi, elle se tourna vers lui et se prosterna comme elle l’avait fait la veille, lors de sa première rencontre avec le cacique des terres côtières. « Le grand cacique blanc Colon est très satisfait de moi. Il te remercie de lui avoir fait un don aussi utile. »
Guacanagari resta impassible mais il était furieux, elle le savait. Elle en était ravie : elle ne l’aimait pas.
« Dis-lui, reprit Colon derrière elle, que je lui donne mon propre chapeau, que je ne donnerais à nul autre qu’un grand roi. »
Elle traduisit en taïno et les yeux de Guacanagari s’agrandirent. Il tendit la main.
Colon ôta son chapeau et, au lieu de le poser dans la main du cacique, il le plaça lui-même sur la tête de Guacanagari. Le chef taïno sourit. Chipa trouvait qu’il avait l’air encore plus bête que les hommes blancs avec ce toit sur la tête, mais les Taïnos qui l’entouraient étaient visiblement impressionnés. C’était un bon échange : un puissant chapeau talismanique contre une gamine des montagnes désobéissante et casse-pieds !
« Relève-toi, mon enfant », dit Colon. Il lui tendit la main pour l’aider. Il avait de longs doigts satinés. Elle n’avait jamais touché une peau aussi douce, sauf celle des bébés. Colon ne travaillait-il donc jamais ? « Comment t’appelles-tu ? reprit-il.
— Chipa ; mais Voit-dans-le-Noir a dit que vous me donneriez un nouveau nom quand je serai baptisée.
— Un nouveau nom, répéta Colon, et une nouvelle vie. » Puis, tout bas, afin de ne se faire entendre que d’elle : « Cette femme que tu appelles Voit-dans-le-Noir – peux-tu me conduire auprès d’elle ?
— Oui », répondit Chipa. Et elle ajouta, ce que Voit-dans-le-Noir n’avait peut-être pas prévu : « Elle m’a raconté une fois qu’elle avait abandonné sa famille et l’homme qu’elle aimait pour vous rencontrer.
— Beaucoup de gens ont renoncé à bien des choses, fit Colon. Mais à présent acceptes-tu de nous servir d’interprète ? J’ai besoin de l’aide de Guacanagari pour construire des abris à mes hommes, maintenant que nos navires ont brûlé. Et il faut qu’il envoie un messager avec une lettre pour le capitaine de mon troisième bateau, lui demandant de venir nous chercher ici et de nous ramener chez nous. Veux-tu rentrer en Espagne avec nous ? »
Voit-dans-le-Noir n’avait pas parlé d’aller en Espagne ; en vérité, elle avait déclaré que les hommes blancs ne quitteraient jamais Haïti. Mais Chipa estima l’heure mal choisie pour mentionner ce détail de sa prophétie. « Si vous y allez, dit-elle, j’irai avec vous. »
Pedro de Salcedo avait dix-sept ans. Il avait beau être page du capitaine-général de la flotte, il n’en tirait aucun sentiment de supériorité envers les simples marins et les mousses. Non, ce qui lui donnait l’impression de dominer la masse, c’était la concupiscence qu’éveillaient en ces hommes et ces garçons ces laiderons d’Indiennes. Il les entendait bavarder parfois entre eux – ils avaient appris à ne pas lui tenir ce genre de conversations – et, apparemment, ils n’arrivaient pas à oublier que les Indiennes allaient nues.
Sauf la nouvelle. Chipa. Elle, elle portait des vêtements et elle parlait espagnol. Tout le monde en avait l’air stupéfait, mais pas Pedro de Salcedo : s’habiller et s’exprimer en espagnol était le fait des gens civilisés, or elle était évidemment civilisée, même si elle n’était pas encore chrétienne.
Elle n’était même pas chrétienne du tout, autant qu’il pût en juger. Il avait entendu tout ce qu’elle avait dit au capitaine-général, naturellement, mais, lorsqu’on lui avait ordonné de lui fournir des quartiers sûrs, il en avait profité pour converser avec elle ; il s’était rapidement aperçu qu’elle ignorait totalement qui était le Christ et que sa conception de la doctrine chrétienne était lamentable. Cependant, selon ses dires, la mystérieuse Voit-dans-le-Noir avait promis que Colon lui enseignerait à connaître le Sauveur.
Voit-dans-le-Noir… Qu’est-ce que c’était que ce nom ? Et comment se faisait-il qu’une Indienne eût reçu une prophétie concernant Colon et le Christ ? C’était sûrement une vision envoyée par Dieu – mais à une femme ? Et à une païenne de surcroît ?
Evidemment, en réfléchissant bien, Dieu s’était aussi adressé à Moïse, et c’était un Juif. D’accord, c’était au temps où les Juifs étaient encore le peuple élu et non l’excrément de la terre, un tas de voleurs indignes assassins du Christ, mais, quand même, ça donnait à penser.
Pedro ruminait beaucoup de choses dans sa tête. Tout plutôt que de penser à Chipa, parce que ces pensées-là le troublaient énormément. Parfois, il se demandait s’il n’était pas aussi vil et vulgaire que les marins et les mousses, si affamés de chair que même les Indiennes leur paraissaient séduisantes. Mais non, ce n’était pas vraiment cela : il ne désirait pas spécialement Chipa ; il se rendait bien compte qu’elle était laide, et puis, par le Ciel, elle n’avait même pas une silhouette de femme ! C’était une enfant ! Quel pervers l’aurait désirée ? Pourtant, il y avait quelque chose dans sa voix, dans son visage, qui la lui rendait belle.
Qu’était-ce ? Sa timidité ? Son évidente fierté lorsqu’elle prononçait des phrases complexes en espagnol ? Ses questions empressées sur ses vêtements, ses armes, les autres membres de l’expédition ? Les petits gestes délicats qu’elle faisait quand elle était gênée d’avoir commis une erreur ? L’aspect diaphane de son visage qui donnait l’impression qu’une lumière brillait sous sa peau ? Non, c’était impossible, elle n’irradiait pas vraiment. C’était une illusion. Je suis seul depuis trop longtemps.
Cependant, les seules tâches qui l’intéressaient vraiment ces derniers temps, c’étaient celles où il devait s’occuper de Chipa, veiller sur elle, bavarder avec elle. Il restait le plus longtemps possible en sa compagnie, quitte à en négliger parfois ses autres devoirs. Il ne le faisait pas exprès : il oubliait simplement tout ce qui n’était pas elle. Et puis ce n’était pas inutile, après tout : elle lui enseignait la langue taïno et, s’il se montrait bon élève, l’expédition disposerait non plus d’un mais de deux interprètes. Ce serait une bonne chose, n’est-ce pas ?
Quant à lui, il apprenait l’alphabet à Chipa. C’était l’exercice qu’elle semblait préférer et elle s’y montrait très douée. Pedro ne voyait pas pourquoi elle s’y intéressait tant, parce que savoir lire ne servait à rien dans la vie d’une femme ; mais si cela l’amusait et l’aidait à mieux comprendre l’espagnol, pourquoi pas ?