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Pedro était donc en train de tracer des lettres dans la terre et Chipa de les nommer quand Diego Bermûdez vint le chercher. « Le patron a besoin de toi », dit-il. À douze ans, le mousse n’avait aucun sens des convenances. « Et de la fille aussi. Il part en expédition.

— Où ça ? demanda Pedro.

— Dans la lune, répondit Diego. Il n’y a que là qu’on n’est pas encore allé.

— Il va dans les montagnes, intervint Chipa, pour faire la connaissance de Voit-dans-le-Noir. »

Pedro la dévisagea, ahuri. « Comment le sais-tu ?

— Voit-dans-le-Noir avait dit qu’il viendrait auprès d’elle. » Encore ce blabla mystique ! Mais qui était donc cette Voit-dans-le-Noir ? Une sorcière ? Pedro était impatient de la rencontrer. Néanmoins, il s’enroulerait son chapelet d’abord sur le poignet à triple tour et la croix ne quitterait pas sa main. Inutile de courir de risques.

Chipa s’est sûrement bien débrouillée, se disait Diko, car, de toute la matinée, des courriers n’avaient pas cessé d’affluer sur la montagne pour avertir de la venue des hommes blancs. Les messages les plus agaçants provenaient de Guacanagari, truffés de menaces à demi voilées contre les tentatives d’un village perdu dans les montagnes comme Ankuash de se mêler des plans du grand cacique. Pauvre Guacanagari ; dans la précédente version de l’Histoire, il avait également eu l’illusion de dominer les relations avec les Espagnols et il avait fini dans la peau d’un collaborateur, trahissant les autres chefs indiens avant de se faire tuer à son tour. En cela, il n’était pas plus aveugle que bien d’autres, persuadés d’avoir dompté le tigre parce qu’ils le tenaient par la queue.

C’était la mi-après-midi quand Cristoforo en personne se présenta dans la clairière. Diko n’était pas dehors à l’attendre, mais elle écouta ce qui se passait de l’intérieur de sa hutte.

Nugkui accueillit le grand cacique blanc avec pompe et Cristoforo y répondit gracieusement. Le ton assuré de Chipa réchauffa le cœur de Diko : elle assumait bien son rôle. Diko se rappelait clairement la mort de Chipa dans l’autre Histoire : elle avait une vingtaine d’année et ses enfants avaient été massacrés sous ses yeux avant qu’elle-même ne meure sous les viols à répétition. Elle ne connaîtrait pas cette horreur cette fois-ci, et Diko puisa confiance dans cette pensée.

Les préliminaires achevés, Cristoforo demanda à rencontrer Voit-dans-le-Noir. Naturellement, Nugkui l’avertit qu’il perdrait son temps à discuter avec la géante noire, mais cela ne fit qu’aiguiser la curiosité du Génois, comme Diko l’avait prévu, et on l’amena devant sa porte. Chipa se baissa pour entrer. « Est-ce qu’il peut venir ? demanda-t-elle en taïno.

— Tu t’en tires très bien, ma nièce », fit Diko. Toutes deux n’avaient parlé qu’espagnol entre elles pendant si longtemps que Diko éprouvait une bizarre impression à revenir au dialecte local avec Chipa. Mais c’était nécessaire, du moins pour le moment, si elle voulait éviter que Cristoforo ne comprenne leurs apartés.

Chipa sourit et inclina la tête. « Il a amené son page ; il est très grand, il est beau et il m’aime bien.

— J’espère qu’il ne t’aime pas trop, rétorqua Diko. Tu n’es pas encore femme.

— Mais, lui, c’est un homme, dit Chipa en riant. Je les fais entrer ?

— Qui accompagne Cristoforo ?

— Tous les habitants de la grande maison : Segovia, Arana, Gutiérrez, Escobedo, et même Torres. » Elle gloussa de nouveau. « Savais-tu qu’ils l’avaient emmené comme interprète ? Il ne parle pas un mot de taïno ! »

Ni de mandarin, de japonais, de cantonais, de hindi, de malais, ni d’aucune autre langue indispensable à Cristoforo s’ils avaient réellement atteint l’Extrême-Orient comme prévu. Dans leur myopie intellectuelle, les pauvres Européens avaient embarqué Torres parce qu’il lisait l’hébreu et l’araméen, considérés comme les matrices de tous les autres langages.

« Fais entrer le capitaine-général, décida Diko. Et amène aussi ton page. C’est Pedro de Salcedo ? »

Chipa ne parut pas étonnée que Diko sût son nom. « Merci », dit-elle, et elle sortit chercher les visiteurs.

Diko ne pouvait se défendre d’être inquiète. Non, ne nous voilons pas la face : elle était terrifiée. Terrifiée de le rencontrer enfin, cet homme qui avait absorbé toute son existence. Et la scène qu’ils allaient jouer n’avait jamais eu lieu dans aucune Histoire, alors qu’elle était habituée à savoir d’avance ce qu’il allait dire. Comment allait-elle réagir, maintenant qu’il avait la capacité de la surprendre ?

Peu importait : elle pouvait le surprendre, lui, encore bien davantage, et elle le fit aussitôt en s’adressant à lui en génois. « Il y a longtemps que j’attends de te rencontrer, Cristoforo. »

Malgré la pénombre de la hutte, elle le vit rougir devant son manque de respect. Cependant, il eut la grâce de ne pas exiger qu’elle lui donne ses titres et il s’intéressa à la véritable question. « Comment se fait-il que tu parles la langue de ma famille ? »

Elle répondit en portugais : « Est-ce ceci, la langue de ta famille ? C’est ainsi que parlait ton épouse avant sa mort, et ton fils aîné pense encore en portugais. Le savais-tu ? Ou bien as-tu conversé avec lui assez souvent pour savoir ce qu’il pense sur tel ou tel sujet ? »

Cristoforo était à la fois furieux et effrayé : exactement ce qu’elle espérait. « Tu sais ce que nul ne sait. » Il ne faisait naturellement pas allusion aux détails familiaux.

« Des royaumes tomberont à tes pieds, récita-t-elle en imitant de son mieux l’intonation des Intrus lors de leur apparition. Et les multitudes dont la vie sera sauvée béniront ton nom.

— Nous n’avons pas besoin d’interprète, à ce que je vois, dit Cristoforo.

— Veux-tu que les enfants s’en aillent ? »

Cristoforo s’adressa à Chipa et Pedro à voix basse. Pedro se leva aussitôt et se dirigea vers la porte, mais Chipa ne bougea pas.

« Chipa n’est pas ta servante, expliqua Diko. Mais je vais la prier de sortir. » Et, en taïno : « Je veux faire parler le capitaine-général de choses qu’il préfère garder secrètes. Aurais-tu la gentillesse de nous laisser seuls ? »

À son tour, Chipa se dirigea vers la porte. Diko remarqua avec plaisir que Pedro lui tenait le rabat ouvert. Il la considérait déjà, non seulement comme un être humain, mais comme une dame. C’était un gros progrès, même si personne ne s’en rendait encore compte.

Ils étaient seuls.

« Comment sais-tu toutes ces choses ? demanda Cristoforo sans détour. Ces promesses, ces royaumes qui doivent tomber à mes pieds, ces…

— Je les sais, coupa Diko, parce que je suis venue grâce à la même puissance qui t’a fait ces promesses. » Qu’il interprète cette déclaration comme il le voudrait ; plus tard, quand il comprendrait mieux, elle lui rappellerait qu’elle n’avait pas menti.

Elle sortit une petite lampe à énergie solaire d’un de ses sacs et la plaça entre eux. Quand elle l’alluma, il se protégea les yeux et ses doigts formèrent une croix. « Ce n’est pas de la sorcellerie, dit-elle. C’est un instrument fabriqué par mon peuple, ailleurs, là où tes voyages ne t’amèneront jamais. Mais, comme tout instrument, il finira par s’user et je ne saurai pas le remplacer. »

Il écoutait Diko mais, comme ses yeux s’habituaient à la lumière, il la dévisageait également. « Tu es noire comme une Maure.

— Je suis en effet africaine, mais pas maure. Je viens de plus loin dans le sud.

— Comment es-tu venue ici, alors ?

— Te crois-tu le seul explorateur au monde ? Te crois-tu seul à pouvoir te faire dépêcher dans des terres lointaines pour sauver l’âme des païens ? »