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Il se leva. « Je vois qu’après avoir mené tant de combats je dois faire face à une nouvelle opposition. Dieu ne m’a-t-il guidé jusqu’aux Indes que pour me montrer une négresse avec une lampe magique ?

— Nous ne sommes pas en Inde, fit Diko. Ni au Cathay, ni à Cipango. Ces pays-là se trouvent très loin à l’ouest. Le pays où nous sommes n’a rien à voir.

— Tu cites les paroles mêmes de Dieu, et tu prétends ensuite que Dieu s’est trompé ?

— Si tu te rappelles bien, il n’a jamais prononcé le nom du Cathay, de Cipango ni des Indes.

— Qu’en sais-tu ?

— Je t’ai vu à genoux sur la plage et je t’ai entendu prêter serment au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

— Et pourquoi ne t’ai-je pas vue, moi ? Si la Sainte-Trinité m’était visible, pourquoi pas toi ?

— Tu rêves d’une grande victoire pour la chrétienté, poursuivit Diko en éludant la question parce qu’il ne lui venait pas de réponse qui lui fût compréhensible. La libération de Constantinople.

— Le premier pas sur le chemin de la reconquête de Jérusalem.

— Mais je t’affirme qu’ici se trouvent des millions d’âmes prêtes à accepter le christianisme pour peu que tu le leur proposes dans la paix et l’amour.

— Comment pourrais-je le proposer autrement ?

— Comment ? Déjà tu as écrit dans ton journal de bord que les gens d’ici feraient de bons travailleurs. Déjà tu parles d’en faire des esclaves. »

Il lui jeta un regard perçant. « Qui t’a montré mon journal ?

— Tu n’es pas encore qualifié pour enseigner le christianisme à ces gens, Cristoforo, parce que tu n’es pas encore chrétien. »

Il leva la main pour la gifler. Diko en fut étonnée, car il n’était pas violent.

« C’est en me frappant que tu comptes prouver ta foi ? Oui, je me rappelle toutes les histoires de Jésus fouettant Marie-Madeleine, et les coups qu’il a donnés à Marie et à Marthe.

— Je ne t’ai pas touchée, dit-il.

— Mais ça été ton premier réflexe, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Il n’y pas plus patient que toi. Tu as laissé les prêtres te harceler, te persécuter pendant des années sans jamais perdre ton sang-froid ; mais, devant moi, tu te permets de laisser libre cours à ta colère. Pourquoi donc, Cristoforo ? »

Il la regarda sans répondre.

« Je vais te le dire, moi : à tes yeux, je ne suis pas un être humain ; je suis un chien, et moins encore, parce que tu ne frapperais pas un chien, n’est-ce pas ? Tout comme les Portugais, quand tu vois une femme noire, tu vois une esclave. Et ces gens à la peau brune, tu as beau leur apprendre l’évangile du Christ et les baptiser, ça ne t’empêche pas de vouloir les couvrir de chaînes et leur voler leur or.

— On peut dresser un chien à marcher sur les pattes de derrière, ça n’en fait pas un homme.

— Oh, quelle réflexion intelligente ! C’est exactement le genre d’arguments que les riches utilisent à propos des hommes comme ton père : il peut s’attifer de beaux habits, il n’en reste pas moins un péquenot qui ne mérite pas le respect.

— Comment oses-tu parler ainsi de mon père ! s’écria Cristoforo, furieux.

— Je te le dis : tant que tu traiteras les gens d’ici plus mal encore que les riches de Gênes ne traitaient ton père, tu ne plairas pas à Dieu. »

Le rabat de la hutte s’ouvrit brusquement ; Escobedo et Pedro passèrent la tête par l’entrée. « Vous avez crié, monseigneur ! fit Escobedo.

— Je m’en vais », dit Cristoforo.

Il courba la tête pour passer l’ouverture. Diko éteignit la lampe et sortit à sa suite dans la lumière de l’après-midi. Tout Ankuash était réuni et les Espagnols avaient la main sur la garde de leur épée. Quand ils virent Diko, si grande, si noire, ils eurent un mouvement de saisissement et certaines épées commencèrent à glisser hors du fourreau. Mais Cristoforo leur fit signe de rengainer. « Nous partons, annonça-t-il. Nous n’avons rien à faire ici.

— Je sais où se trouve l’or ! » cria Diko en espagnol. Comme prévu, les hommes blancs lui accordèrent aussitôt une attention sans partage. « Il ne provient pas de l’île où nous sommes ; il vient de plus loin, à l’ouest, et je sais où exactement. Je peux vous y conduire. Je peux vous montrer tellement d’or qu’on en parlera pour l’éternité ! »

Ce ne fut pas Cristoforo mais Segovia, l’inspecteur royal, qui répondit : « Alors montre-nous, femme. Conduis-nous.

— Et comment ? Avec quel bateau ? » Les Espagnols restèrent muets.

« Même quand Pinzón reviendra, il ne pourra pas vous ramener en Espagne », ajouta-t-elle.

Ils échangèrent des regards abasourdis. Comment cette femme pouvait-elle être au courant de tant de choses ?

« Colon, dit-elle, sais-tu quand je te montrerai cet or ? »

Au milieu des autres Blancs, il se retourna vers elle. « Quand ?

— Quand tu aimeras le Christ davantage que l’or.

— C’est déjà le cas, riposta Cristoforo.

— Je saurai, moi, quand tu aimeras davantage le Christ que l’or. » Elle pointa le doigt sur les villageois. « Ce sera quand tu regarderas ces gens et que tu verras, non des esclaves, des serviteurs, des étrangers ni des ennemis, mais tes frères et tes sœurs, tes égaux aux yeux de Dieu. Mais tant que tu n’auras pas appris l’humilité, Cristóbal Colon, tu ne trouveras que calamité sur calamité.

— Diablesse ! » fit Segovia. La plupart des hommes se signèrent.

« Je ne vous maudis pas, reprit Diko : je vous bénis. Le mal qui vous adviendra sera la punition de Dieu, parce que vous aurez regardé ces enfants et n’aurez vu que des esclaves. Jésus vous a prévenus : celui qui fait du mal à l’un de ces petits, mieux vaudrait qu’il s’accroche une meule au cou et se jette dans la mer.

— Même le diable peut citer les Écritures », riposta Segovia. Mais il manquait de conviction.

« Rappelle-toi ceci, Cristoforo, fit Diko : quand tout sera perdu, que tes ennemis t’auront plongé dans l’abîme du désespoir, viens à moi en toute humilité et je t’aiderai à accomplir ici l’œuvre de Dieu.

— C’est Dieu qui m’aidera à accomplir son œuvre, répliqua Cristoforo. Avec Lui à mes côtés, je n’ai nul besoin d’une sorcière païenne.

— Il ne sera à tes côtés que le jour où tu demanderas pardon à ces gens de les avoir considérés comme des sauvages. » Elle lui tourna le dos et rentra dans sa hutte.

Elle entendit les Espagnols discuter âprement entre eux ; certains voulaient se saisir d’elle et la mettre à mort aussitôt. Mais Cristoforo, lui, restait circonspect : malgré sa colère, il savait qu’elle avait entendu des choses connues de Dieu et de lui seuls.

Par ailleurs, les Espagnols étaient en infériorité numérique. La prudence restait la première qualité de Cristoforo : on ne se lance dans la bataille qu’avec l’assurance de gagner – telle était sa philosophie.

Lorsqu’ils furent partis, Diko ressortit de chez elle. Nugkui était blême. « Qu’est-ce qui t’a pris de mettre ces hommes blancs dans une telle colère ? Ils vont s’allier à Guacanagari et ne reviendront jamais chez nous !

— Tant qu’ils ne sont pas humains, tu peux te passer de ce genre d’amis, rétorqua Diko. Avant que tout soit fini, Guacanagari regrettera amèrement qu’ils ne soient pas amis avec quelqu’un d’autre. Mais je te dis ceci : quoi qu’il arrive, fais savoir partout qu’il ne faut pas faire de mal à celui qu’on appelle Colon, celui aux cheveux blancs, le cacique. Annonce-le à tous les villages, à tous les clans : si vous faites du mal à Colon, la malédiction de Voit-dans-le-Noir s’abattra sur vous. »